Les finances publiques, les nerfs de l’État…
Les derniers chiffres en provenance d’Allemagne ne sont pas rassurants. La production de l’industrie, secteur phare outre-Rhin, a fléchi de 4 % entre juillet et août, les exportations ont chuté de 6 %. Certes, il y a là un phénomène de saisonnalité. Mais l’économie allemande est de toute évidence rentrée dans une phase plus fragile. Il aurait été étonnant, au vu de la situation des pays vers lesquels les entreprises allemandes exportent, que l’Allemagne et ses proches voisins ne soient pas affectés. Tous ces pays, qui avaient jusqu’à présent bien tiré leur épingle du jeu durant la crise, sont des petites économies ouvertes. Pour eux, du coup, l’horizon devient gris.
Il est évidemment encore moins clair pour les économies du sud de l’Europe – auxquelles on donne toujours en exemple le modèle nordique, fondé sur une politique budgétaire rigoureuse, quelles que soient les circonstances. La France et l’Italie ont annoncé qu’elles n’arriveraient pas à honorer les engagements du pacte budgétaire. Pire, elles sont en train de renoncer à leur foi dans la vertu des règles. Le ministre français de l’Economie a ainsi expliqué dans le «Financial Times» que, en l’état actuel des choses, imposer davantage de rigueur budgétaire serait contre-productif. De son côté, le (jeune) Premier ministre italien a ajouté dans le même journal que la règle de 3 % était un «truc de l’histoire» – les plus âgés se souviendront que l’un de ses prédécesseurs, Romano Prodi, la qualifiait de «stupida»…
Berlin, pour sa part, ne veut rien entendre. La chancelière estime que la crédibilité de l’Europe sera remise en cause si on ne respecte pas les obligations acceptées solennellement. Le gouvernement allemand veut arriver à un déficit budgétaire de précisément zéro !
La chancelière a, évidemment, raison : la crédibilité de toute cette panoplie de nouvelles règles budgétaires, conçues alors que notre monnaie unique était au bord de l’explosion, est en jeu. Mais pour une raison simple : il n’était pas raisonnable de penser que les règles seraient honorées à la lettre, en toutes circonstances. Face aux attentes de leur électorat, il est peu probable que les gouvernements prennent le risque de sacrifier leur avenir sur l’autel des règles, quelles qu’elles soient. Surtout s’ils ont perdu toute foi en la pérennité de ces dernières.
Par-delà les divergences de croyance, il faut aussi s’interroger sur leur pertinence économique. De moins en moins d’économistes sont convaincus des résultats d’une politique restrictive dans un environnement marqué par un taux d’utilisation des capacités de production réduit, des taux d’intérêt très bas et des perspectives potentiellement médiocres pour une longue durée. Même les instituts de recherche économique allemands, qui publient deux fois par an une analyse des perspectives, ont, jeudi dernier, critiqué la volonté du gouvernement allemand de parvenir à un déficit zéro. Les analystes ont souligné que la règle budgétaire, inscrite depuis quelques années dans la Constitution en Allemagne, laisse de la flexibilité pour investir davantage dans l’éducation (maternelles), les projets d’infrastructure (routes, voies ferroviaires, ponts, le digital – où l’Allemagne est déficitaire depuis une décennie), ainsi que pour réduire les impôts sur les revenus («fiscal drag»). Apparemment, il y a un lien entre le zéro déficit et les déficiences de l’infrastructure en Allemagne.
En France ou en Italie, il y a aussi des débats, mais ils sont différents. Les budgets publics ont une énorme importance dans la vie des États – comme le soulignait Schumpeter en 1918 dans un discours à Vienne, un an avant qu’il ne devienne ministre des Finances (sans trop de succès). L’histoire des finances publiques reflète, selon lui, «l’esprit d’un peuple, sa culture, sa structure sociale», elle fait entendre «le tonnerre de l’histoire du monde».
En Europe, nous avons fusionné nos monnaies, et implicitement une part substantielle de la gestion de nos finances publiques – les nerfs de l’Etat, comme disait Jean Bodin. Les États-nations sont devenus sous-souverains. Un peu comme, par exemple, ici, le Massachusetts. Ce dernier a appris à suivre les règles budgétaires, sans grands débats. Mais il peut aussi compter sur un soutien au niveau fédéral.
Il ne fait aucun doute que les budgets publics doivent rester solvables dans la durée. Leur redressement est donc inéluctable. Mais celui-ci serait sûrement plus rapide s’il était imposé par des marchés anonymes et sans états d’âme, plutôt que par les institutions européennes.
Hans-Helmut Kotz est Center for European Studies à Harvard University
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