Levons les barrières !
Un spectre hante les Européens : celui de la peur de l’autre. Avec un PIB par habitant proche de 50 000 dollars, soit 7 % plus élevé que celui des Etats-Unis, la Suisse, qui se classe ainsi au troisième rang mondial des pays les plus riches, vient d’illustrer, à une courte majorité lors du référendum sur l’immigration, ce sentiment de défiance. Celui-ci s’est exprimé aussi bien à l’égard de ses voisins souabes qu’alsaciens ou piémontais, qui font la navette, chaque jour et depuis longtemps, pour travailler dans ce pays. La dynamique économique de la Suisse vient pourtant pour une bonne part de son ouverture sur l’extérieur ainsi que de l’intégration de sa production dans les chaînes de création de valeur internationale. En Europe, le cas de la Suisse n’est pas vraiment exceptionnel. Les élections européennes risquent d’aboutir à un même rejet.
Au vu des vertus économiques manifestes qu’engendre l’intégration de nos économies européennes, un nouveau repli sur soi de l’Europe serait réellement problématique. Dans un continent re-fragmenté, les échanges de biens et services pourraient à leur tour être rendus plus difficiles. La productivité de nos entreprises en serait amoindrie, et par là même leur compétitivité. Les consommateurs seraient eux aussi perdants, en termes de gammes de choix, comme de prix. Sans compter que, dans l’Europe de Schengen, on jouit d’une liberté appréciable : celle de passer les frontières sans passeport. Ces faits sont avérés mais ils ont de plus en plus de mal à convaincre.
Les arguments des tenants du libre-échange ne sont valables que dans une perspective globale. Or les économies ouvertes entraînent aussi des inégalités, et par là même des gagnants et des perdants. Une compétition accrue renforce la fragilité de certaines entreprises. Elle nécessite des adaptations constantes, voire des restructurations. De plus, avec l’accent mis sur la valeur actionnariale, les salariés doivent supporter davantage de risques. Les entreprises cotées, pour assurer la stabilité de leurs profits, sont obligées de «variabiliser» leurs coûts, à commencer par la masse salariale. Dans les années 1940 et 1950, l’école de «l’économie du bien-être» avait défini les conditions selon lesquelles l’ouverture de nos économies était acceptable pour tous, et que résume le critère de compensation de Kaldor et Hicks.
Celui-ci préconise d’aider les perdants de la libéralisation, non seulement en les dédommageant financièrement mais surtout en leur permettant de s’adapter au nouvel environnement par des formations. Cet «impératif de solidarité», titre d’un livre fascinant d’Anton Brender, diffère selon les modèles économiques choisis dans chaque pays. Il évolue aussi dans le temps : certains pays, comme l’Allemagne, acceptent à présent des niveaux d’inégalité plus élevés s’ils permettent de favoriser l’emploi. Mais «la mondialisation n’est pas coupable», pour reprendre le titre français d’un livre de Paul Krugman. Une politique économique qui laisse trop de gens sur le bord de la route, dans l’insécurité, devient un handicap pour les économies ouvertes, comme en témoigne la multiplication des réactions de rejet partout dans le monde.
Aux Etats-Unis, par exemple, on a pu voir pendant des semaines à l’automne dernier des ouvriers brandir devant un site de construction à Cambridge (Massachusetts), des pancartes réclamant «du travail pour les travailleurs locaux». Un peu plus loin, dans la cour de l’université Harvard, les voitures des jardiniers affichaient le slogan : «Buy American!» Par conséquent, ce ne sont pas des phobies pathologiques qui se sont manifestées en Suisse. On constate de telles tendances en Ecosse, en Catalogne, au Danemark, en Hollande – comme en France et en Allemagne.
Les sociétés riches sont confrontées au challenge de gérer les conséquences négatives des économies ouvertes en termes de distribution de revenus et d’égalité des chances. Jeudi dernier, Sigmar Gabriel, le nouveau ministre de l’Economie (et vice-chancelier) allemand a souligné, lors de la présentation du Rapport économique annuel, l’importance de la notion d’«économie sociale de marché» dans l’orientation de sa politique. Il a déploré l’accroissement des inégalités, la dégradation des infrastructures et le besoin d’investir dans la formation. Mais il a aussi souligné la nécessité pour les entreprises de s’ajuster en permanence à leur environnement.
Dans une étude récente, des chercheurs, parmi lesquels Christian Dustmann, ont montré comment les relations employeurs-employés (cogestion, comités d’entreprises) ont contribué à la gestion de la crise par les entreprises allemandes. Nos économies ne resteront ouvertes que si nous sommes capables de construire des sociétés qui ne laissent pas des pans entiers de la population sur le bord de la route. A défaut, il ne faudra pas s’étonner que la xénophobie gagne du terrain chez les Européens. Avec des conséquences néfastes qui iront bien au-delà de la seule sphère économique.
* Center for European Studies, université Harvard
Hans-Helmut Kotz est Center for European Studies à Harvard University
Du même auteur
L’Allemagne, une crise auto-infligée
En février dernier, Robert Habeck, le ministre allemand de l’Economie, annonçait que ses experts…