L’inflation, entre conjoncture et structure
La bosse actuelle d’inflation ne s’apparente pas à une vague avec plutôt une déformation des prix relatifs, de nature transitoire, alors que la tendance générale reste sous l’influence à long terme de forces désinflationnistes. Depuis le milieu des années 1990, les économies des pays industrialisés connaissent en effet une décélération tendancielle de l’inflation associée à un régime de croissance molle. Ces tendances de fond sont le résultat de plusieurs facteurs d’ordre structurel nés de la mondialisation et de la révolution technologique du numérique et du vieillissement démographique.
La mondialisation, avec l’internationalisation des chaînes de valeur et le développement dans les pays low cost de plateformes industrielles ultra-compétitives, a été un facteur puissant de désinflation en raison d’un écrasement des prix de production et des salaires. Avec l’adhésion à l’Organisation mondiale du commerce de la Chine, de l’Inde et d’autres pays émergents d’Asie et l’ouverture économique des anciens satellites de l’ex-URSS, c’est une armée de travailleurs à bas coût qui a déferlé sur le marché, provoquant un choc d’offre majeur et une mise en concurrence à l’échelle planétaire des salariés les moins qualifiés. Avec cette « mondialisation » des coûts de production, les prix des biens échangeables au niveau international ont subi des pressions baissières, et ce pour le plus grand bonheur des consommateurs occidentaux. Cette compétition mondiale a également eu des ramifications sur la formation des salaires dans les économies avancées avec une évolution des modes de régulation du marché du travail en faveur d’une plus grande flexibilité, si bien que les mécanismes d’indexation salariale ont progressivement disparu, et avec eux les effets de second tour lorsque prix et salaires évoluaient en parallèle.
Certes, la crise sanitaire a conduit à une prise de conscience des pays occidentaux quant à leur dépendance à l’égard des importations asiatiques, et en particulier chinoises, notamment pour des biens jugés essentiels. Cette nouvelle quête de souveraineté économique pourrait constituer un frein à la mondialisation, avec une volonté de relocaliser certaines productions et, à la clef, un renchérissement des coûts de production qui pourraient éventuellement se répercuter sur les prix à la consommation. Cependant, ce mouvement devrait rester cantonné à des secteurs jugés stratégiques (santé, défense, technologies de pointe…), pas de quoi remettre fondamentalement en cause la mondialisation des échanges avec une concurrence internationale qui devrait rester féroce en sortie de crise.
La révolution du numérique exerce également des pressions de nature déflationniste avec la diffusion de technologies toujours plus puissantes et moins chères, comme décrit dans la loi de Moore [1]. Dans l’industrie, la robotisation ou l’automatisation des processus productifs permet une économie de main-d’œuvre et des gains de productivité suffisamment importants qui peuvent être redistribués sous forme de pouvoir d’achat aux consommateurs via des baisses de prix sans entamer la profitabilité des entreprises. Dans les services, la numérisation de certaines tâches, grâce aux robots apprenants et à l’intelligence artificielle, ainsi que le développement de plateformes de mise en relation directe, lesquelles réduisent le nombre d’intermédiaires le long de la chaîne de valeur, contribuent également à faire baisser les coûts, une tendance qui s’est accélérée avec la crise de la Covid-19. Le développement des emplois atypiques est un autre facteur majeur de pression à la baisse des salaires. La révolution du numérique entraîne une polarisation du marché du travail entre, d’un côté, des emplois qualifiés nécessitant des compétences non automatisables, rares et donc chères, et, de l’autre, la multiplication de « petits boulots » de services de proximité, aux horaires flexibles et mal payés, synonyme d’« ubérisation » des emplois. Ce biais de structure, en faveur d’emplois tertiaires plus précaires et à gains de productivité plus faibles, va de pair avec une plus grande modération salariale.
Le dernier facteur contribuant à la baisse tendancielle des prix est la hausse de l’épargne au niveau mondial, en raison du vieillissement de la population dans les pays industrialisés et de l’accumulation d’une épargne de précaution dans les pays émergents. Pour les partisans de la stagnation séculaire, l’insuffisance chronique de demande, miroir de cet excès d’épargne, serait à l’origine de l’installation dans la durée d’un régime de croissance molle sans inflation. Cependant, l’évolution de la structure par âge de la population pourrait devenir source de tensions inflationnistes lorsque la proportion de jeunes et de personnes âgées, qui consomment et ne produisent pas, s’accroît par rapport aux actifs qui, eux, produisent plus qu’ils ne consomment. Si aucun consensus n’émerge sur le lien entre évolution séculaire de la démographie et inflation tendancielle, l’expérience du Japon, pays à l’avant-garde de la transition démographique, suggère que l’impact déflationniste à la fois du déclin et du vieillissement démographiques l’emporte sur les tensions inflationnistes.
[1] Cofondateur de la société Intel, Gordon Moore avait affirmé dès 1965 que le nombre de transistors par circuit de même taille allait doubler, à prix constants, tous les ans. Il rectifia par la suite en portant à dix-huit mois le rythme de doublement. Il en déduisit que la puissance des ordinateurs allait croître de manière exponentielle, et ce pour des années.
Titulaire d’un Doctorat de Sciences Economiques de l’Université de Paris X Nanterre, Isabelle Job-Bazille a débuté sa carrière chez Paribas en 1997 comme Analyste risque-pays en charge de la zone Moyen-Orient-Afrique. Elle a rejoint Crédit Agricole S.A. en septembre 2000 en tant qu’économiste spécialiste du Japon et de l’Asie avant de prendre la responsabilité du Pôle Macroéconomie en mai 2005. Dans le cadre de la ligne métier Economistes Groupe, elle a été détachée à temps partiel, entre 2007 et 2011, dans les équipes de Recherche Marchés chez Crédit Agricole CIB à Paris puis à Londres. Depuis février 2013, elle est directeur des Etudes Economiques du groupe Crédit Agricole S.A.
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