L’inflation, un problème dans la zone euro, plus aux Etats-Unis
Il faut faire attention quand on commente les chiffres de l’inflation aux Etats-Unis. En effet, l’indice des prix à la consommation inclut non seulement les loyers effectifs payés par les locataires mais aussi les loyers imputés aux propriétaires de logements. Pour comparer la situation aux Etats-Unis à celle dans la zone euro, il faut donc n’inclure que les loyers effectifs dans le calcul de l’inflation. Dès lors, cette inflation, calculée sur les 12 derniers mois, était de 2,5 % aux Etats-Unis en septembre 2023 et de 2,9 % dans la zone euro en octobre. L’inflation hors énergie et alimentation aux Etats-Unis était de 2,8 % sur 12 mois en septembre et de 5,0 % dans la zone euro en octobre.
On voit donc que l’inflation de la zone euro est de près de 2,5 points supérieure à celle aux Etats-Unis. A l’automne 2022, au moment de son pic, elle était de 7,5 % dans la zone euro et de 7 % aux Etats-Unis : depuis, elle a baissé de 4,2 points aux Etats-Unis et de 2,5 points dans la zone euro. Cette désinflation forte des Etats-Unis y fait revenir l’inflation presque à un niveau acceptable pour la Réserve fédérale, tandis que dans la zone euro, elle est toujours de 3 points supérieure à l’objectif d’inflation de la BCE.
Pourquoi l’inflation est-elle beaucoup plus faible aujourd’hui aux Etats-Unis que dans la zone euro ? D’abord, en raison de l’évolution des salaires et des coûts salariaux unitaires. Le salaire par tête a augmenté en un an de 4,5 % aux Etats-Unis et la productivité de 1 % sur un an ; le coût salarial unitaire a donc augmenté de 3,5 %. Dans la zone euro, le salaire par tête a augmenté de 5,2 % sur un an et la productivité a décru de près de 1 % : le coût salarial unitaire a progressé sur un an de 6,0 %, 1,5 point de plus qu’aux Etats-Unis.
Une autre explication tient à l’évolution des marges bénéficiaires des entreprises. Après avoir énormément augmenté aux Etats-Unis en 2020 et 2021, elles baissent depuis le début de 2022, à un rythme qui réduit l’inflation de 1,5 point par an. La hausse des coûts salariaux unitaires corrigée de la baisse des marges bénéficiaires est de 2 % sur un an, correspondant à la hausse de l’inflation. Dans la zone euro, les marges bénéficiaires sont stables, et la hausse du coût salarial unitaire corrigée de la variation des marges bénéficiaire est donc égale à la hausse du coût salarial unitaire, c’est-à-dire 6,0 % sur un an. Ici aussi, on retrouve un chiffre proche de celui de l’inflation.
Il faut observer de plus que l’écart entre les taux d’inflation génère un écart entre les orientations de la politique monétaire et son effet sur l’inflation. Aux Etats-Unis, le taux d’intérêt réel à court terme (calculé avec l’inflation hors énergie, hors alimentation et hors loyers imputés aux propriétaires) est aujourd’hui positif, de 2,65 %, ce qui implique que la politique monétaire contribue à la désinflation. Dans la zone euro, il est aujourd’hui fortement négatif, de - 1,3 %, ce qui contribue à prolonger et à amplifier l’inflation.
La conséquence de cet écart entre les taux d’inflation aux Etats-Unis et dans la zone euro sera que la Réserve fédérale aura une marge de manœuvre pour baisser ses taux d’intérêt, probablement au cours du premier trimestre 2024, alors que la BCE devra maintenir les siens, probablement à 4 % pour le taux des dépôts, pendant une période de temps plus longue, durant au moins toute l’année 2024, voire accroître à nouveau ses taux d’intérêt directeurs pour lutter davantage contre l’inflation.
Cet écart entre les périodes de baisse des taux d’intérêt (aux Etats-Unis peut-être mars 2024 ; dans la zone euro peut-être mars 2025) provoquera normalement une appréciation de l’euro par rapport au dollar qui aidera alors à faire baisser l’inflation dans la zone euro.
Cette baisse rapide des taux d’intérêt aux Etats-Unis favorisera en outre un redressement plus rapide de la demande (des investissements en particulier) que dans la zone euro où la baisse des taux sera plus tardive, ce qui est très favorable pour les Etats-Unis compte tenu de la nécessité d’investir davantage pour réaliser la transition énergétique, la décarbonation de l’industrie et des transports.
Enfin, on peut s’inquiéter de la stratégie de la BCE. Elle consiste apparemment à maintenir des taux d’intérêt réels à court terme nettement négatifs, tout en conservant des taux d’intérêt nominaux à court terme et à long terme modérément élevés, mais pendant une longue période de temps. Cette stratégie peut avoir le grave inconvénient de dégrader beaucoup le marché de l’immobilier résidentiel et commercial, et plus globalement l’activité, sans avoir beaucoup d’effet de baisse de l’inflation.
Patrick Artus est Chef économiste de Natixis depuis mai 2013. Polytechnicien, diplômé de l’Ensae, et de l’IEP Paris, Patrick Artus intègre l’Insee en 1975, où il participe notamment à des travaux de prévision et de modélisation, avant de rejoindre, cinq ans plus tard, le département d’économie de l’OCDE. En 1982, il devient directeur des études à l’Ensae puis il est nommé, trois ans plus tard, conseiller scientifique au sein de la direction générale des études de la Banque de France. En 1988, il intègre la Caisse des dépôts et consignations, où il exerce successivement en tant que chef du service des études économiques et financières puis responsable de la gestion actif-passif. En 1993, il est nommé directeur des études économiques, responsable de la recherche de marché chez CDC-Ixis. Devenu en 1998 directeur de la recherche et des études de Natixis, il est promu chef économiste en mai 2013. Depuis septembre 2024, il est conseiller économique d'Ossiam. Il est également membre du Cercle des Economistes.
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