Pourquoi le choix de l’économie de spéculation ?
Il paraît clair que, depuis 20 ans, les pays de l’OCDE sont entrés dans ce qu’on peut appeler « l’économie de spéculation ». Cette économie est caractérisée par la hausse forte des prix des actifs (actions, immobilier, valeur des entreprises, cryptomonnaies), par la forte variabilité des prix des actifs (avec des flux massifs d’achats suivis de flux massifs de vente), et par des prises de position spéculatives de grande taille sur les matières premières (matières premières agricoles, métaux, énergie, etc.).
L’économie de spéculation est à opposer à « l’économie normale » où les prix des actifs suivent leur valeur fondamentale (qui dépend des revenus futurs fournis par la possession des actifs), où l’épargne finance du capital productif et la construction de logements nouveaux, et non des prises de position spéculatives.
Le problème de l’économie de spéculation est qu’elle est à la fois injuste et inefficace. Injuste parce que les actifs financiers et immobiliers dont les prix montent sont surtout détenus par les ménages les plus riches, et qu’il y a donc une forte ouverture des inégalités de patrimoine. Inefficace parce que l’épargne se dirige vers des placements spéculatifs, pas vers les usages qui soutiennent la croissance et le revenu.
Prenons l’exemple du logement. Aujourd’hui, beaucoup d’argent est investi dans l’immobilier, mais il n’y a pas davantage de logements neufs construits ; les achats se concentrent donc sur l’immobilier ancien, et les prix de l’immobilier ancien augmentent fortement (12 % sur un an pour l’ensemble de l’OCDE) : la contrepartie de l’épargne investie en immobilier n’est pas un supplément de production venant d’un supplément de construction de logements, mais seulement la hausse des prix de l’immobilier. Il y a donc clairement perte de croissance de long terme.
D’où vient alors ce passage très inefficace à l’économie de spéculation dans les pays de l’OCDE ? Essentiellement du passage à des politiques monétaires durablement et de plus en plus fortement expansionnistes. Les taux d’intérêt à long terme étaient au niveau des taux de croissance dans la première moitié des années 1980 ; puis ils sont passés nettement au-dessous des taux de croissance après la crise des subprimes de 2008-2009 ; et aujourd’hui, les taux d’intérêt réels (corrigés de l’inflation) à long terme sont fortement négatifs tandis que la quantité de monnaie créée croît considérablement.
Tout cela pousse à basculer l’épargne des liquidités et des obligations vers les actions, l’immobilier et les autres actifs spéculatifs, et fait donc fortement monter les prix des actifs.
Mais on parvient alors à la question centrale : pourquoi les banques centrales ont-elles choisi, accepté, de mener des politiques qui faisaient basculer les économies des pays de l’OCDE dans l’économie de spéculation ? On peut trouver quatre explications.
D’abord, les banques centrales ont voulu permettre aux Etats de mener des politiques budgétaires très expansionnistes avec des déficits publics en permanence élevés, ce qui vient de l’addition de la volonté d’accroître les interventions de l’Etat dans les économies (soutien aux entreprises, protection sociale, politique industrielle...) et en même temps de réduire la pression fiscale.
Ensuite deuxième explication, les banques centrales ont choisi de conserver un objectif d’inflation alors qu’il y avait une forte désinflation due au recul du pouvoir de négociation des salariés et à la faible croissance des salaires. Les banques centrales ont donc, de la crise des subprimes à la crise de la Covid, dû continuellement essayer de faire remonter l’inflation.
La troisième explication est que les banques centrales ont choisi de corriger par des politiques monétaires expansionnistes la faiblesse de la croissance qui vient des problèmes structurels non résolus : faibles compétences et faible employabilité de la population active, insuffisante modernisation des entreprises...
Enfin, il est apparu un cercle vicieux : l’économie de spéculation génère des crises financières (1990, 2000, 2008) liées à l’explosion des bulles sur les prix des actifs, et la réponse aux crises a été des politiques budgétaires et monétaires durablement expansionnistes, ce qui a renforcé l’économie de spéculation.
Tomber dans l’économie de spéculation est une mauvaise idée, pour des raisons liées à la fois à l’équité et à l’efficacité. Ce qui précède montre que pour ne pas tomber dans l’économie de spéculation, les pays de l’OCDE auraient dû équilibrer en moyenne les budgets, pour éviter que les banques centrales aient à assurer la solvabilité des dettes publiques ; mener des politiques de correction des problèmes structurels (compétences, modernisation, etc.) ; et avoir des banques centrales qui seraient passées d’un objectif d’inflation à un objectif de stabilité financière quand l’inflation est devenue durablement basse.
Patrick Artus est Chef économiste de Natixis depuis mai 2013. Polytechnicien, diplômé de l’Ensae, et de l’IEP Paris, Patrick Artus intègre l’Insee en 1975, où il participe notamment à des travaux de prévision et de modélisation, avant de rejoindre, cinq ans plus tard, le département d’économie de l’OCDE. En 1982, il devient directeur des études à l’Ensae puis il est nommé, trois ans plus tard, conseiller scientifique au sein de la direction générale des études de la Banque de France. En 1988, il intègre la Caisse des dépôts et consignations, où il exerce successivement en tant que chef du service des études économiques et financières puis responsable de la gestion actif-passif. En 1993, il est nommé directeur des études économiques, responsable de la recherche de marché chez CDC-Ixis. Devenu en 1998 directeur de la recherche et des études de Natixis, il est promu chef économiste en mai 2013. Depuis septembre 2024, il est conseiller économique d'Ossiam. Il est également membre du Cercle des Economistes.
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