Prix de l’énergie : une protection en ordre dispersé
La guerre de la Russie contre l’Ukraine et ses répercussions sur le prix et l’accès à l’énergie ont changé la donne quant aux termes de l’échange. Ce ratio, qui mesure le prix des exportations d’un pays rapporté au prix de ses importations, a évolué de façon substantielle, et probablement durable.
Les pays importateurs nets de gaz, pétrole, etc., ont en effet perdu du pouvoir d’achat. En revanche, les exportateurs nets sont les grands gagnants. Les avantages comparatifs des uns et des autres ont changé, avec des conséquences graves – des vrais défis – pour nos économies.
Les Etats membres de l’Union européenne sont évidemment des importateurs nets d’énergie. Ils doivent produire davantage, exporter plus, travailler tout simplement plus, pour atteindre le même niveau de consommation. Compte tenu de ressources limitées, il faut qu’ils dépensent moins sur d’autres biens de consommation. On peut assimiler ce changement des termes de l’échange à une taxe, qui doit être payée par les ménages et les entreprises françaises, allemandes, etc.
Cette taxe est inéluctable, puisque quelqu’un doit bien payer la note. Les débats dans les Etats membres de l’UE, déclenchés par « la crise du coût de la vie », ont abouti à une variété de mesures assez large. Cette variété reflète les différences de situation de chaque pays (notamment sa capacité fiscale), mais aussi les différences d’analyse, les débats et les compromis internes. L’institut Bruegel a répertorié de manière très précise les divergences des politiques nationales visant à protéger les consommateurs.
Le travail des chercheurs montre, par exemple, que la France et l’Allemagne ont alloué un peu moins de 3 % du PIB dans leur budget pour atténuer le choc. L’Italie a consacré 0,5 point de PIB de plus. En revanche, la Suède, la Finlande et la Lettonie sont beaucoup plus frugales, avec des dépenses de soutien aux alentours de 0,5•pp du PIB.
Cette approche en ordre dispersé n’est bien sûr pas optimale. Toutefois, une action commune, intégrant les effets transfrontaliers, serait très difficile à mettre en œuvre. Preuve de ces difficultés profondes, les marchés énergétiques en Europe restent fragmentés – depuis longtemps.
Cette situation résulte des approches très divergentes en matière de politique énergétique. Les positions opposées de l’Allemagne et de la France sur le nucléaire en sont un exemple phare : la seconde est en train de construire 14 nouvelles centrales nucléaires jusqu’à 2050, tandis que la première a décidé de fermer les deux dernières en avril 2023.
Pour faire bref, les politiques de l’énergie sont profondément déterminées par les contextes nationaux. A la question de savoir qui paiera, les différents Etats membres apportent des réponses différentes selon qu’il s’agit de la France ou de l’Italie.
Le gouvernement allemand, lui aussi, a répondu à une multitude d’exigences contradictoires, parmi lesquelles les contraintes budgétaires induites par le dispositif du « frein à la dette ». L’objectif était de soutenir ménages et entreprises, sans trop freiner l’ajustement à la nouvelle donne des prix de l’énergie.
Le gouvernement a proposé la semaine dernière un plan de 200•milliards d’euros, largement financé par la dette, qui prévoit notamment un (troisième) bouclier de protection garantissant, entre autres, un plafond sur le prix du gaz. Une commission, dirigée par l’économiste Veronika Grimm (membre du Conseil allemand des experts économiques) et incluant syndicats, associations d’entrepreneurs et de consommateurs, est actuellement chargée de définir la structure de ce bouclier, et surtout de proposer un seuil maximum au-delà duquel la consommation en volume cessera d’être subventionnée. Le but est d’inciter par ce biais les grands consommateurs à réduire leur demande.
Ce plan assez complexe est difficile à mener à bien, car il sera financé par un fonds en dehors du budget, procédé qui ne respecte que symboliquement les règles fiscales allemandes. De plus, il doit être agréé par les Länder allemands. Néanmoins, le projet devrait stabiliser l’économie allemande – et ce faisant, indirectement, celles de ses partenaires intégrés dans sa chaîne de valeur, un élément important.
En attendant, ces mesures ont soulevé une vague de critiques immédiate. Entre autres, le Premier ministre italien sortant, Mario Draghi, a souligné dans un tweet que, face à un défi commun, il ne fallait pas diviser l’Europe selon « les capacités de nos bilans nationaux ». Assez explicitement, il revendiquait davantage de soutien pour les pays fiscalement vulnérables. L’ancien Premier ministre italien a raison : le plan allemand introduit une distorsion de marchés. Mais en réalité, c’était indubitablement aussi le cas de toutes les interventions nationales, non coordonnées, à commencer par les mesures françaises ou italiennes.
Là réside exactement le dilemme européen : les pays frugaux ne veulent pas d’une autre « socialisation » des risques, au-delà des financements pour la reprise et la résilience (l’Italie étant le principal pays à en avoir profité). En revanche, les moins riches – ou les plus dépensiers – réclament plus de solidarité, plus de transferts, pour sauver leurs économies. Une fragmentation de l’UE en raison des conflits sur la facture énergétique ne constituerait pas seulement un échec, mais engendrerait aussi des coûts prohibitifs – pour les Etats budgétairement fragiles, mais aussi pour les plus forts.
Hans-Helmut Kotz est Center for European Studies à Harvard University
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