Une discipline stratégique pour convaincre l’actionnaire
Les a priori sur le monde de la finance sont légion. S’il en est un qui a la vie particulièrement dure, c’est bien la croyance populaire selon laquelle les marchés sont court-termistes. Le plus cinglant des démentis vient de lui être apporté dans une lettre envoyée aux CEO du S&P500 par Larry Fink, président de BlackRock, invitant les entreprises à privilégier le long terme dans leur communication financière. Ce message s’adresse aussi à tous les directeurs financiers de groupes cotés qui sont en première ligne face aux marchés.
Les exigences des investisseurs sont légitimes : ils veulent comprendre comment l’entreprise va créer de la valeur à long terme et mesurer régulièrement les progrès de cette stratégie. Si les souhaits des investisseurs sont simples, ils peuvent être difficiles à exaucer sans un changement profond d’état d’esprit au sein des directions générales et financières.
La valeur d’une entreprise dépend moins de ses résultats immédiats que de sa valeur future (les évaluateurs parleront de valeur terminale). D’où l’insistance de Larry Fink pour que les entreprises articulent leur vision à long terme autour de thèmes tels que le positionnement concurrentiel, la stratégie d’innovation, l’anticipation des ruptures technologiques, la prise en compte des menaces géopolitiques, l’allocation du capital, la gestion des talents.
Or, le directeur financier – chargé d’élaborer un cas d’investissement pertinent et convaincant – n’a pas forcément les moyens d’intégrer tous ces éléments. Certains de ceux-ci sont éloignés de son champ de compétences et d’autres peuvent même ne pas être appréhendés explicitement par les organes de direction. En tout état de cause leur impact quantifié sur la création de valeur est très complexe.
Certes, il n’est pas question de révéler au marché les calculs du management. Mais ce travail interne est indispensable. Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement : une articulation vague de la vision révèle l’inconsistance de la stratégie de création de valeur. Le travail de planification stratégique doit donc être mené conjointement avec le directeur financier pour permettre à la direction générale d’avoir une vision claire sur la capacité et les conditions de création de valeur de l’entreprise – préalable indispensable de toute communication.
Cette vision doit être partagée par le conseil d’administration. A la différence des dirigeants, les administrateurs n’ont pas d’incitations financières à court terme. Ils ont pour vocation de «revoir, comprendre, débattre et challenger la stratégie». Cela suppose bien sûr qu’ils disposent d’une information complète et qu’ils exercent leur fonction avec la préoccupation de créer de la valeur.
La seconde exigence des investisseurs est de pouvoir mesurer régulièrement les progrès de cette stratégie. Là encore, un changement de mentalité doit intervenir.
Larry Fink explique tout d’abord que l’entreprise a le droit de changer de stratégie. C’est même un devoir pour répondre à l’évolution d’environnements changeants. Encore faut-il que les dirigeants de l’entreprise prennent la peine de partager avec leurs actionnaires la complexité de leur écosystème et qu’ils fassent preuve d’un minimum de pédagogie et de franchise. Mais cela suppose bien sûr qu’ils aient préalablement développé une intelligence de cette situation…
Le second conseil donné aux entreprises est de changer leur pratique de guidance. Obnubilées (intoxiquées ?) par leur vision court-termiste des marchés, les entreprises croient qu’il est nécessaire de communiquer sur leurs performances financières à court terme. Certaines vont même jusqu’à renoncer à des investissements ou des acquisitions rentables pour éviter de faire baisser leur EPS. Ce comportement est en fait destructeur de valeur.
Mieux vaut communiquer sur des indicateurs liés au projet stratégique de l’entreprise afin de mesurer les progrès de sa mise en œuvre. Ces indicateurs doivent venir conforter la vision à long terme de l’entreprise en étant plus prévisionnels qu’historiques. Ils sont propres à l’entreprise et à son projet. Un avantage concurrentiel est par définition unique. Copier les indicateurs des concurrents sous prétexte de comparabilité est inutile.
Cette approche, qui suppose que l’entreprise ait une vision claire de ses éléments clés de la valeur, ne va pas de soi. Elle exige une compréhension fine des interactions entre éléments non financiers et résultats financiers. Là encore, une implication du directeur financier dans l’élaboration de la stratégie est essentielle.
Finalement, cette exigence de communication qui impose aux directions générales et financières une discipline stratégique renforcée est donc elle-même créatrice de valeur.
Jean-Florent Rérolle est maître de conférences à Sciences Po et membre du comité éditorial de Vox-Fi (DFCG)
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