Une hausse des taux plus douloureuse qu’il y a 20 ans
Au début des années 1980, lorsque les banques centrales ont été confrontées à la forte inflation liée aux chocs pétroliers, elles ont massivement monté leurs taux d’intérêt (le taux d’intervention de la Réserve fédérale était monté jusqu’à 20 % !). Cela a permis de réduire rapidement (en deux ans) l’inflation mais au prix d’une récession importante en 1981-1982.
La même question se pose aujourd’hui : les banques centrales sont en face d’une inflation beaucoup plus forte que l’objectif d’inflation (7,5 % aux Etats-Unis, 5,1 % dans la zone euro), avec une forte contribution à l’inflation des prix des différentes matières premières, et elles devraient donc, comme en 1981, réagir par une nette hausse des taux d’intérêt.
Cependant, il faut tenir compte d’une grande différence entre la période présente et le début des années 1980 : le coût, avec la dégradation de la situation de l’économie réelle, d’une hausse des taux d’intérêt est beaucoup plus important aujourd’hui. Cela vient d’abord de la hausse massive des taux d’endettement publics (aujourd’hui, 125 % du PIB aux Etats-Unis, 100 % du PIB dans la zone euro) : la même hausse des taux d’intérêt dégrade beaucoup plus les finances publiques aujourd’hui que dans les années 1980.
Cela vient aussi du fait qu’aujourd’hui, après une longue période de taux d’intérêt bas et dont on anticipe qu’ils vont le rester, le levier d’endettement de l’économie s’est accru, dans les fonds d’investissement, dans les entreprises. Ces dernières se sont fortement endettées pour financer des rachats d’actions (8 000 milliards de dollars de rachats d’actions aux Etats-Unis entre 2010 et 2011). Avoir un levier d’endettement élevé a du sens quand les taux d’intérêt sont bas, cela n’en a plus quand les taux d’intérêt remontent. La remontée des taux d’intérêt forcerait donc les fonds d’investissement et les entreprises à réduire fortement le levier d’endettement, d’où des ventes d’actifs par les premiers et un recul du prix des actifs, et un recul de l’investissement chez les secondes.
On voit donc que le coût en activité réelle d’une hausse des taux d’intérêt est nettement plus important aujourd’hui qu’au début des années 1980. Cela doit pousser les banques centrales à remonter moins les taux d’intérêt aujourd’hui, après un choc inflationniste, qu’au début des années 1980.
Cette moindre réaction des banques centrales à l’inflation va être amplifiée par l’évolution de la nature des objectifs des banques centrales. Non seulement le coût en activité d’une hausse des taux d’intérêt est plus élevé que dans le passé, mais de plus, une perte d’activité est davantage pénalisée par les banques centrales.
Dans la période contemporaine, en effet, elles ont multiplié leurs objectifs. Il ne s’agit plus seulement de lutter contre l’inflation, l’instabilité financière et le chômage, il s’agit aussi de lutter contre les inégalités en obtenant un taux de chômage bas pour les personnes les plus éloignées de l’emploi, de soutenir la croissance potentielle pour faciliter le recul des taux d’endettement, de faire progresser l’investissement en particulier dans la transition énergétique. Une hausse des taux d’intérêt réduit donc plus l’activité aujourd’hui que dans le passé, mais de plus, la réduction de l’activité est davantage pénalisée aujourd’hui que dans le passé puisqu’elle conduit à une dégradation de la situation en ce qui concerne ces nouveaux objectifs des banques centrales (taux de chômage plus bas pour les personnes les moins qualifiées, soutien de l’investissement et de la croissance de long terme).
Dans l’arbitrage des banques centrales entre réduire l’inflation et soutenir l’activité, le poids du soutien de l’activité va être plus élevé que dans le passé, et la résistance à une politique qui fait baisser l’activité plus forte.
Cette évolution, à la fois du fonctionnement de l’économie et du comportement des banques centrales, est bien perçue par les marchés financiers qui anticipent des taux d’intérêt à court terme et à long terme à peine supérieurs à 2 % aux Etats-Unis, restant inférieurs à 1 % dans la zone euro.
Cette réaction molle des banques centrales à l’inflation qui est anticipée par les marchés financiers est cohérente avec une situation où le coût en croissance d’une hausse des taux d’intérêt est devenu plus important que dans le passé. Il ne peut donc pas y avoir aujourd’hui de politique monétaire de réaction à l’inflation violente, comme l’avait été celle de Paul Volcker aux Etats-Unis à partir de 1981.
Patrick Artus est Chef économiste de Natixis depuis mai 2013. Polytechnicien, diplômé de l’Ensae, et de l’IEP Paris, Patrick Artus intègre l’Insee en 1975, où il participe notamment à des travaux de prévision et de modélisation, avant de rejoindre, cinq ans plus tard, le département d’économie de l’OCDE. En 1982, il devient directeur des études à l’Ensae puis il est nommé, trois ans plus tard, conseiller scientifique au sein de la direction générale des études de la Banque de France. En 1988, il intègre la Caisse des dépôts et consignations, où il exerce successivement en tant que chef du service des études économiques et financières puis responsable de la gestion actif-passif. En 1993, il est nommé directeur des études économiques, responsable de la recherche de marché chez CDC-Ixis. Devenu en 1998 directeur de la recherche et des études de Natixis, il est promu chef économiste en mai 2013. Depuis septembre 2024, il est conseiller économique d'Ossiam. Il est également membre du Cercle des Economistes.
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