Zéro n’est pas une limite pour les taux d’intérêt
Dans les semaines qui viennent, la BCE puis la Fed s’apprêtent à baisser leurs taux d’intérêt. Les marchés envisagent déjà d’autres baisses, ce qui s’est traduit par une baisse spectaculaire des taux obligataires sur toutes les maturités, de deux à cinquante ans. En zone euro, 70 % des obligations sont désormais en taux d’intérêt négatifs. Tous les calculs actuariels et les mécanismes de transactions obligataires fonctionnent. Il n’y a même pas de barrière psychologique pour les traders. Ils négocient les titres en prix et n’hésitent pas à acheter du Bund allemand à dix ans (coupon : 0 %) à 107, même s’il ne sera remboursé qu’à 100 ! Cela correspond à un taux de - 0,70 %. Ces évolutions amènent à se demander s’il y a véritablement une limite à la baisse des taux d’intérêt, courts et longs, une fois passée la barrière de 0. Ne pourrait-on pas connaître par exemple des taux d’intérêt à - 5 % ?
Jusqu’à présent, l’opinion dominante était que les taux ne pouvaient baisser que de quelques dizaines de centimes en dessous de 0. Le seuil établi par la BCE en 2016 (- 0,40 %) paraissait un plancher, représentant le coût des transactions monétaires. Une fois ce seuil dépassé, l’épargne monétaire et les transactions basculeraient en billets de banque. Mais des économistes du FMI, Ruchir Agarwal et Miles Kimball, ont publié en avril dernier un long article sur la question, en concluant que : 1/ il existe différentes techniques pour limiter ou supprimer cette barrière constituée par les billets de banque et organiser la dominance de la monnaie électronique ; 2/ la baisse des taux d’intérêt était aussi efficace en dessous de zéro qu’elle ne l’est au-dessus.
Sur le premier point, on notera que, en zone euro, la dématérialisation monétaire est déjà très avancée. Pour des raisons pratiques et juridiques, une rematérialisation massive des échanges et des stockages monétaires semble en fait impossible : physiquement, 1 milliard d’euros pèse 18 tonnes s’il est livré en coupures de 50 euros, les plus fréquentes. Juridiquement, les larges transactions en billets sont souvent interdites. La masse des billets en circulation dans la zone euro (1 193 milliards d’euros en juillet) représente à peine 10 % de la masse monétaire totale. Une partie importante des billets ne circule d’ailleurs pas et constitue, de facto, une épargne longue peu mobilisable pour les transactions. Plus les taux seront négatifs, moins les billets devraient circuler. Sur le second point, on pourrait reprocher aux économistes du FMI de n’avoir aucune preuve concrète qu’une baisse des taux de plusieurs points en dessous de zéro est efficace. Cependant, les mécanismes économiques sont principalement analysés sur la base des taux d’intérêt hors inflation (ou taux d’intérêt réels), et l’histoire a connu de nombreuses périodes de taux d’intérêt réels négatifs. Durant ces phases, l’efficacité des baisses de taux d’intérêt n’a pas été remise en cause. Il est donc raisonnable d’estimer que les taux réels négatifs stimulent l’économie, peu importe qu’ils proviennent d’une situation où l’inflation est forte, comme dans les années 1970, ou qu’ils viennent de taux nominaux négatifs alors que l’inflation est faible, comme aujourd’hui. Les taux réels français à dix ans sont actuellement de - 1,4 % en France, résultat de taux nominaux à - 0,4 % et d’une inflation d’environ 1 %.
Si des taux significativement négatifs sont possibles, sont-ils pour autant souhaitables et durables ? Il existe une limite politique aux taux négatifs : il est difficile de les imposer aux dépôts à vue des particuliers. De ce fait, la baisse des taux comprime les marges du système bancaire : la BCE devra faire preuve de beaucoup d’imagination pour contourner cette difficulté. Un canal de transmission de la baisse des taux est la facilité d’opérer une relance budgétaire. Avant d’envisager des baisses de taux supplémentaires, cette question deviendra prioritaire en zone euro, tout particulièrement en Allemagne, qui jouit d’un excédent budgétaire d’environ 2 % du PIB. Sur le long terme, la théorie comme les statistiques historiques suggèrent que les taux d’intérêt réels devraient être proches de la croissance réelle, c’est-à-dire + 1 ou + 2 %. L’histoire montre aussi que la déviation autour de cette moyenne peut durer longtemps. La zone euro est sans doute dans une phase prolongée de taux d’intérêt réels négatifs ou très faibles, tant que la politique budgétaire n’est pas réhabilitée.
Philippe Brossard est le chef économiste d'AG2R La Mondiale.