Face à un ralentissement de la consommation, les directeurs financiers du secteur ont su s’adapter en modifiant la structure de leurs coûts et en diminuant leurs stocks. Mais, surtout, ils ont accompagné de nouvelles tendances de consommation, que ce soit le low-cost ou les achats sur Internet.
Entre la baisse du pouvoir d’achat des ménages et l’augmentation du chômage, le contexte actuel n’est guère favorable à la consommation. Pourtant, même si 72 % des Français déclarent ne pas être enclins à la dépense, d’après une étude récente de la société d’analyse spécialisée Kantar Worldpanel, les achats de produits de grande consommation ont tout de même progressé de 1,2 % depuis le début de l’année. Une nouvelle a priori rassurante pour les directeurs financiers du secteur de la distribution, qui auraient pu redouter les effets d’une conjoncture morose.
Toutefois, la situation est plus contrastée qu’il n’y paraît. En effet, cette tendance profite avant tout aux six grands groupes de distribution – Groupe Casino, Carrefour, Auchan, Leclerc, Les Mousquetaires (Intermarché) et Systèmes U – qui représentent à eux seuls près de 80 % du marché. Ainsi, après une année 2011 difficile – le groupe avait enregistré une perte de 2,2 milliards d’euros – Carrefour a renoué avec la rentabilité en 2012 (1,3 milliard d’euros de résultat net), et a vu son chiffre d’affaires se maintenir au premier semestre 2013.
Dans les autres enseignes, la tendance est même à la hausse de l’activité, celle d’Auchan progressant, par exemple, de 3,9 % et celle de Leclerc de 5,5 %. Il ne faudrait pourtant pas en déduire que l’ensemble du secteur se porte bien. «La faible sinistralité de ce pan de l’économie s’explique par la bonne santé des grands distributeurs, explique Gabriel Prévost, responsable de l’analyse des risques pour le secteur des biens de consommation de l’assureur crédit Atradius. En revanche, les plus petits groupes peinent à préserver leurs marges, consomment trop vite leur trésorerie et font face à de réelles difficultés financières.»
Parmi les acteurs de petite taille, seules certaines enseignes, spécialisées sur des créneaux particulièrement porteurs, comme l’alimentation biologique, tirent leur épingle du jeu. Par exemple, Biocoop enregistre ainsi 20 % de croissance annuelle jusque 2010, et 10 % depuis. Mais quels que soient leur taille et le dynamisme de leur activité, les distributeurs sont confrontés à un problème commun : une pression toujours plus forte des clients sur les tarifs qu’ils pratiquent. «Le prix a rarement eu autant d’importance aux yeux des consommateurs et les distributeurs ont dû faire un effort en la matière afin de conserver leur part de marché», note Gabriel Prévost.
Un constat largement confirmé par les directeurs financiers du secteur. «La crise économique conduit le consommateur à plus d’arbitrages lors de l’acte d’achat, analyse François Mbody, secrétaire général de système U. Ainsi, des produits moins margés sont plébiscités par les clients. Par ailleurs, la concurrence exacerbée entre distributeurs autour de l’image prix nous conduit à investir une partie des marges afin d’offrir des prix compétitifs.» Or, parallèlement à cette tendance, une autre difficulté touche plus particulièrement les distributeurs alimentaires. «Les industriels nous facturent depuis quelques années la hausse des prix de matières premières», ajoute François Mbody. Sous cet effet ciseau, les marges s’orientent à la baisse. «Nous estimons que les taux de marges commerciales s’établissent à 17,3 %, un niveau représentant un tassement d’environ 3% depuis 2009», précise Gabriel Prévost.
Une optimisation des coûts
Face à cette baisse de rentabilité constatée depuis plusieurs années, les enseignes ont commencé à réaliser des efforts en interne, afin notamment d’optimiser leurs coûts. «La première démarche, qui a été la plus évidente à mettre en œuvre, a été de rechercher des économies sur les achats non marchands comme le mobilier et l’agencement de magasins», note François Mbody. Pour y parvenir, le distributeur a commencé il y a près de cinq ans à mener de façon groupée des négociations pour ses adhérents, les indépendants qui gèrent leur magasin, portant sur les achats de rayonnage – «les gondoles» –, d’éclairage, de chariots… mais également sur l’acquisition de bâtiments, comme les magasins et les entrepôts.
Plus récemment, système U a initié une démarche similaire avec ses partenaires bancaires. «Dans un groupement d’indépendants comme le nôtre, chacun de nos adhérents négocie directement avec ses banques, souligne François Mbody. Nous avons donc choisi de centraliser l’ensemble de nos besoins pour obtenir de meilleurs tarifs.» La première étape de ce processus porte sur les règlements par carte. Concrètement, le groupement souhaite créer un établissement de paiement interne, afin de réunir les flux de paiement par carte bleue de tous les magasins, afin que les banques puissent collecter ces règlements en une seule fois, chaque nuit. Une concertation nationale sera lancée auprès des principales banques du groupement afin d’obtenir les meilleurs tarifs. «La conjugaison des effets volumes et la spécialisation par typologie de flux devraient nous permettre d’obtenir de réelles économies, poursuit François Mbody. Les gains ainsi escomptés contribueront à la défense de la performance et de la rentabilité de nos magasins.»
Dans la même logique, le prochain chantier de la direction financière touche quant à lui la dette, en centralisant les demandes provenant des différents adhérents afin d’obtenir de meilleures conditions. «Afin de financer notre développement sur les prochaines années, nous pourrions être amenés à consolider nationalement nos besoins, précise François Mbody. Par ailleurs, outre la syndication auprès de quelques grandes banques partenaires, de nouvelles pistes seront explorées telles que l’appel direct aux marchés.»
Une amélioration de la logistique
Biocoop, un acteur beaucoup plus petit a, pour sa part, déjà mené la même démarche. Depuis 2007, son directeur financier a centralisé la gestion de la dette du groupe et de ses enseignes. «Réunir nos besoins de financement a permis de faire baisser sensiblement nos frais bancaires, note Eric Tardy, directeur administratif et financier de la coopérative. Nous avons ainsi renégocié ces trois dernières années toutes nos lignes de découvert, nos billets de trésorerie et nos lignes d’escomptes, avec un résultat très significatif à la clé.»
Enfin, toujours dans l’objectif de réduire leur coût hors produits vendus, les directeurs financiers ont beaucoup travaillé à l’amélioration de leur logistique. «Nous avons élargi les missions du contrôle de gestion afin, principalement, qu’il puisse se concentrer, en relation avec l’équipe achats, sur l’optimisation de nos coûts de livraison mais également nous assurer qu’ils étaient bien répercutés sur les magasins au travers du prix des marchandises livrées», témoigne Christian Roubaud, directeur général délégué administratif et financier et directions étrangères de Bricorama. Les efforts dans ce domaine constituent une piste stratégique essentielle d’amélioration de la rentabilité pour les directeurs financiers de la distribution, ce qui explique que beaucoup de mesures adoptées par les distributeurs sont gardées confidentielles. Toutefois, certains d’entre eux expliquent par exemple qu’ils ont choisi de modifier l’aménagement de leurs véhicules pour transporter plus de marchandises ou qu’ils ont chargé leurs politiques d’approvisionnement afin de limiter le nombre de trajets.
Les chiffrés clés du secteur
- 224 milliards d’euros de chiffre d’affaires
- 10 % du PIB
- 630 000 emplois
- 25 000 points de vente
La vente en dehors de l’Hexagone représente :
- 45 % du chiffre d’affaires du groupe de Casino
- 55 % d’Auchan
- 57% de Carrefour
Les groupements d’indépendants ont très peu cherché à s’exporter.
- Les mousquetaires ont réalisé ainsi 15 % de leur chiffre d’affaires à l’étranger
- Leclerc 7 %
- et Système U n’est présent qu’en France
(Source : Eurogroup Consulting France, étude du 24 septembre 2012)
Un focus particulier sur les stocks
Cette amélioration de la logistique s’est accompagnée d’une réflexion sur les stocks. Ces derniers sont en effet devenus une préoccupation majeure depuis l’adoption de la loi de modernisation de l’économie (LME) en 2009. «Alors que nous payons nos fournisseurs à 120 jours, nous avons dû réduire ces délais de paiement à 60 jours, témoigne Christian Roubaud. Cela nous a privé de 50 millions de crédit fournisseurs qui nous permettait de financer nos stocks. Comme nous voulions éviter de solliciter les banques, nous avons préféré privilégier des diminutions des volumes de marchandises entreposées.» Le groupe a alors réduit les gammes de produits et fait évoluer les mentalités des managers des magasins, grâce à des démarches de sensibilisation. Surtout, Bricorama a fortement investi sur un nouvel outil informatique. Celui-ci permet de passer les commandes automatiquement en fonction des besoins des magasins, mais également des délais de livraison de chaque fournisseur, de l’historique de vente et des questions de saisonnalité. «Ce logiciel nous permet de limiter notre stock, et donc notre besoin en fonds de roulement sans provoquer pour autant de rupture d’approvisionnement, témoigne Christian Roubaud. Le déploiement est encore en cours mais l’objectif est de baisser les stocks, qui représentent une valeur de 150 millions d’euros de 20 %.» Le groupe a également créé une nouvelle direction de l’organisation et de la méthode afin de développer et d’optimiser en continu cet outil de commande informatique.
L’exemple de Bricorama est loin d’être isolé. La plupart des distributeurs ont ainsi mis en place une gestion plus fine de leurs stocks, réduisant ainsi leur dépendance au crédit interentreprises. «Grâce à cela, les conséquences de la LME commencent à être absorbées», témoigne Gabriel Prévost.
Des investissements pour préserver leurs parts de marché
Grâce aux efforts conjoints réalisés sur les coûts et la réduction des stocks, les entreprises ont réussi à dégager de la trésorerie nécessaire à la poursuite de leurs investissements. Ces derniers se sont notamment orientés vers l’acquisition de mètres carrés dans l’Hexagone, afin de gagner des parts de marché par rapport à leurs concurrents. Certes, la présence internationale peut constituer un levier de croissance. Carrefour et Casino ont ainsi vu leur chiffre d’affaires tiré par leur activité au Brésil. Mais il ne faut pas pour autant négliger le marché interne. «Au début des années 2000, Carrefour a beaucoup misé sur son développement à l’étranger, et financé partiellement son expansion internationale en augmentant les prix sur son marché national, ce qui a provoqué un recul de ses parts de marché domestiques et de sa rentabilité, explique Laurence Hofmann, analyste chez Oddo Securities. Or dans le même temps, en France, Leclerc en gagnait grâce à une politique agressive en la matière. Carrefour a depuis décidé, depuis mi-2011, de se reconcentrer de nouveau sur la France, qui reste son premier marché, et pratique de nouveau des tarifs attractifs.» Une stratégie qui lui a permis d’augmenter ses ventes et de regagner ainsi du terrain.
Pour gagner les parts de marchés, les distributeurs ont également choisi d’investir dans des opérations de croissance extérieure. Mais ils se concentrent désormais sur des surfaces plus petites. Carrefour a ainsi lancé des négociations pour racheter Coop Alsace, dont les magasins sont placés en centre-ville. Plus largement, l’ensemble des enseignes tournent leurs investissements vers leurs magasins existants, afin de gagner en productivité. Chez Bricorama, cet objectif est prioritaire. «Même si nos investissements sont légèrement inférieurs en 2013 – il devrait se situer entre 10 et 15 millions d’euros –, ces derniers ont principalement pour but d’améliorer la rentabilité de nos magasins au mètre carré, explique Christian Roubaud. Cela peut passer par une augmentation de la surface pour atteindre une taille critique, mais aussi par des travaux pour mieux organiser l’espace de vente.»
Enfin, les groupes consacrent également leurs ressources à l’innovation, principalement dans deux domaines. Tout d’abord, ils ont développé leurs produits propres. «Les marques des distributeurs permettent à la fois de conserver une marge importante, en gardant la main sur l’ensemble de la chaîne de fabrication du produit, de sa conception à sa commercialisation, et de proposer des tarifs 20 à 30 % moins chers aux clients et donc de concurrencer les hard discounters», explique Laurence Hofmann. D’après les spécialistes de la distribution, cette stratégie a permis aux grandes enseignes traditionnelles de lutter contre la pression des acteurs du low-cost, avec succès. Selon Kantar Worldpanel, la part de marché de ces derniers est passée de 14 % en 2009 à 12,3 % en septembre 2013, et ce malgré un contexte dans lequel les consommateurs surveillent leurs dépenses.
L’autre thème privilégié actuellement par les grands distributeurs dans leur investissement est la vente par Internet, soit accompagnée d’une livraison facturée, soit dans le cadre d’un «drive». Ce concept, qui progresse très rapidement, consiste à commander en ligne et à venir chercher ses courses en voiture, sans perdre de temps en magasin. Globalement, la vente sur Internet a affiché un record de parts de marché à la rentrée 2013 avec 4,4 %, en hausse de 1,5 point par rapport à la même période l’année dernière, selon Kantar Worldpanel. D’après les spécialistes du secteur, l’achat en ligne devrait continuer à se développer encore, constituant un relais de croissance majeur dans les prochaines années. Mais cela risque également de creuser l’écart entre les plus grandes enseignes et les plus petites qui peinent à investir autant. «Cette stratégie fonctionne surtout pour les groupes ayant une taille critique, car il faut investir à la fois dans les entrepôts et la main-d’œuvre qui prépare les commandes», explique Gabriel Prévost. Un état de fait qui laisse présager aux spécialistes une poursuite du mouvement de concentration.
Focus : Biocoop renforce sa trésorerie
Le spécialiste de l’alimentation biologique Biocoop accorde une grande importance à la sécurisation de ses ressources et principalement à sa trésorerie. Celle-ci est notamment alimentée par le montant des adhésions des magasins, qui correspondent à 2 % de leur chiffre d’affaires. Or, les points de ventes enregistrent en moyenne une augmentation de 10 % de leur activité par an. «Grâce à cette croissance, nous gagnons ainsi automatiquement 1 million d’euros de trésorerie supplémentaire chaque année», précise Eric Tardy. Ce dernier a voulu aller plus loin encore en s’efforçant de collecter, selon la base du volontariat, une partie de la trésorerie excédentaire de certains magasins. «Nous leur avons demandé d’anticiper leurs règlements quand ils le peuvent, explique Eric Tardy En contrepartie, ils obtiennent des baisses de prix de 0,3 % s’ils payent à la livraison, et de 0,6 % s’ils payent 30 jours en avance.» Près de 20% d’entre eux ont opté pour l’une de ces deux solutions. Certes, ces avantages tarifaires sont inférieurs à la rémunération qu’apporterait un placement de la trésorerie à la banque, mais ce cash permet aussi de soutenir les enseignes ayant une difficulté de trésorerie temporaire. Cette solidarité a en effet constitué un argument convaincant pour les membres de ce réseau coopératif. Grâce au renforcement de sa trésorerie, Biocoop peut également soutenir la filière biologique, notamment en les payant systématiquement à 30 jours mais aussi en leur accordant des subventions.