La généralisation de la prise en compte des critères extra-financiers dans les décisions de gestion pousse les asset managers à former leurs collaborateurs de front office. Certains dispositifs formels, faisant appel à des experts externes, sont parfois mis en place, mais cet effort de formation repose surtout sur les compétences internes des équipes.
Prendre en compte les critères environnementaux, sociaux ou de gouvernance (ESG) dans les décisions d’investissement est de moins en moins l’apanage des gérants estampillés «ISR». Les unes après les autres, les sociétés de gestion annoncent la bascule progressive de l’ensemble de leurs fonds vers une démarche «100 % ESG». Fin 2017, l’AFG et le Forum pour l’investissement responsable (FIR) chiffraient ainsi à 31 % la part des encours gérés en tenant compte de critères extra-financiers. A côté des fonds historiques se focalisant sur les émetteurs les plus vertueux (gestion de type «best-in-class») et des fonds sur des thématiques explicitement environnementales ou sociales, la gestion dite d’«intégration ESG», où la prise en compte des critères extra-financiers s’immisce au cœur du processus d’investissement, se diffuse de plus en plus largement. Mais une telle gestion intégrée suppose que des gérants et des analystes financiers «traditionnels» acquièrent les compétences adéquates.
«Quand nous avons annoncé en avril 2018 notre passage à une gestion 100 % ISR à horizon 2020, nous avons en parallèle prévu une montée en compétences de nos 230 collaborateurs : c’est un projet qui doit embarquer l’ensemble de la société, pas seulement les spécialistes de l’investissement socialement responsable», explique Luisa Florez, directeur de la gestion et recherche sur les thématiques durables chez La Banque Postale Asset Management (LBPAM).
Le rare recours à des formateurs externes
Des dispositifs de formation à l’ESG ont ainsi vu le jour au sein des sociétés de gestion ces derniers mois. Par exemple, chez Axa IM, ce sont à ce jour près de 600 collaborateurs qui ont été formés aux notions d’intégration ESG, de recherche extra-financière et d’investissement à impact. Si les équipes commerciales ou marketing sont également concernées, ce sont les professionnels de la gestion qui sont en priorité visés par ces dispositifs. «Pour que les concepts de l’ESG pénètrent les strates de l’investissement, nous avons demandé à une soixantaine de nos responsables de pôles de gestion de suivre la formation dispensée en ligne par la PRI Academy», témoigne ainsi Xavier Desmadryl, responsable mondial de la recherche ESG chez HSBC Global Asset Management. Cette formation en e-learning, conçue en partenariat avec la branche britannique du CFA Institute, a été suivie par 6 000 personnes à travers le monde. LBPAM, de son côté, a fait le choix de formations en salle, organisées en deux temps : à l’été 2018, l’ensemble des collaborateurs ont participé à une présentation généraliste sur les définitions de la finance responsable et les tendances de marché ; puis en février dernier, des ateliers plus poussés ont été suivis par leurs 80 gérants et analystes. «Nous avons conçu ces formations avec des partenaires externes : pour la première, Novethic et, pour la seconde, la chaire Finance durable et investissement responsable (FDIR), créée en 2007 à l’initiative de l’AFG et conjointement animée par l’Ecole Polytechnique et la Toulouse School of Economics, détaille Luisa Florez. Il est important, pour impliquer nos collaborateurs, que des experts académiques viennent corroborer la démarche interne que nous leur proposons.» Un impératif qui semble largement partagé au sein de l’industrie de l’asset management, comme en témoigne la demande en forte hausse reçue par Novethic pour son offre de formation : l’organisme a délivré 700 heures de formation depuis le début d’année, contre 750 sur l’ensemble de 2018.
Mais au-delà de ces dispositifs externes qui relèvent essentiellement d’une sensibilisation des équipes à des concepts relativement nouveaux, l’essentiel des efforts de formation repose sur les compétences existant en interne. Chez Axa IM, c’est l’équipe en charge de l’investissement responsable qui a structuré le contenu des formations, déclinées en français et en anglais. BNP Paribas Asset Management a également fait appel à son «Sustainability Centre» pour développer des formations en salle suivies par les gérants, filmées et consultables ensuite à distance. De même, M&G s’appuie sur son équipe «Corporate Finance and Stewardship» dédiée à l’investissement responsable pour faire monter les professionnels de la gestion en compétences et accélère ses efforts de formation depuis six mois.
«Notre département “Corporate Finance and Stewardship” rencontre au fil de l’eau les gérants et les analystes des différentes équipes qui composent notre société de gestion et espère les avoir formées au cours des deux prochaines années», relate Véronique Chapplow, spécialiste investissement impact actions chez M&G, qui fait partie des premières personnes à avoir été ainsi accompagnées.
Des correspondants ISR au sein des équipes
Cette diffusion des pratiques ESG jusqu’aux équipes de gestion s’effectue parfois par l’intermédiaire de relais, des «ambassadeurs» plus longuement formés qui font vivre ces notions au quotidien. Edmond de Rothschild Asset Management (EDRAM) a ainsi créé un réseau de 8 correspondants ISR. «Nous sommes responsables de l’intégration des critères ESG au sein de chacune de nos classes d’actifs, explique François Raynaud, gérant-analyste spécialiste des emprunts d’Etat en zone euro chez EDRAM et correspondant ISR pour l’équipe Allocation d’actifs et dette souveraine. Un cabinet de conseil nous a tout d’abord fait une présentation générale du sujet, de ce qui se pratique sur le marché, et des options d’intégration possibles. Puis, avec nos spécialistes ISR internes, nous avons travaillé à des méthodologies par classe d’actifs. Aujourd’hui, nous utilisons les critères ESG au quotidien, en complément des critères financiers traditionnels, et ils sont intégrés à nos réunions de gestion hebdomadaires.»
Toutefois, contrairement à d’autres thématiques de formation plus classiques, les démarches de la majorité des sociétés de gestion autour de l’ESG ne se matérialisent pas par des dispositifs de formation formels, s’appuyant sur des cursus précis. Pour beaucoup d’acteurs, il ne s’agit ainsi pas tant de former les équipes que de les faire participer à la transformation de leur métier, en les associant à la création des outils qu’ils vont devoir utiliser. «Les critères ESG apportent une vision complémentaire à l’analyse crédit ou action et ne doivent pas être traités séparément ; les gérants ont donc été associés en amont aux travaux d’intégration menés avec l’aide des équipes de recherche CPR, elles-mêmes prenant appui sur le bureau d’analyse extra-financière d’Amundi : ils ont ouvert le capot et cherché à comprendre comment l’ESG fonctionne», résume Arnaud Faller, directeur général délégué en charge des investissements chez CPR AM. Même LBPAM, qui a pourtant commencé par des sessions de formation théorique formelles, est désormais entrée dans une phase plus axée sur la pratique.«Nous organisons depuis avril des ateliers d’une heure dits “de convergence” lors desquels les gérants et analystes construisent ensemble les outils qu’ils vont ensuite utiliser, en fonction des secteurs d’activité concernés, témoigne Luisa Florez. Tous les secteurs vont être passés en revue, avec l’objectif d’identifier les enjeux extra-financiers clés de chacun d’eux.»
L’indispensable accompagnement du changement
Ces démarches participatives présentent en outre l’avantage d’aider à lever les réticences que ne manquent pas de générer ces travaux. «L’intégration ESG ne doit pas être imposée aux équipes de gestion : il faut les convaincre que la prise en compte de ces critères n’est pas un supplément de travail mais qu’elle est utile à leur analyse traditionnelle, soulève Véronique Chapplow. Un calendrier ne doit pas non plus leur être dicté. Une telle approche demande du temps mais c’est ainsi que l’on peut obtenir leur adhésion.» Un temps long que les gérants les plus spontanément sensibilisés à ces questions mettent à profit pour convaincre au quotidien leurs collègues, à force d’exemples concrets soulignant les opportunités de marché que peut faire apparaître ce type d’analyse et, plus encore, les conséquences financières négatives des risques ESG. «Face aux réticences de certains, qui doutent de la pertinence des approches extra-financières, je réponds par des cas précis, en mettant par exemple en avant les coûts que le non-respect de l’environnement peut à terme faire peser sur les émetteurs, au détriment de leur capacité de remboursement, relate François Raynaud. Ce sont des raisonnements auxquels ils sont par ailleurs déjà habitués sur les sujets de gouvernance. Au final, cela relève beaucoup du bon sens.»
L’autoformation privilégiée
Plus que d’une formation pointue sur des points techniques, les équipes de front office ont finalement besoin avant tout d’une solide culture générale ESG. «C’est aux gérants de s’intéresser par eux-mêmes aux critères extra-financiers, de lire les notes ESG mais surtout d’aller chercher l’information et se forger une opinion au contact des entreprises», insiste Catherine Garrigues, directrice de la gestion actions Europe, stratégie conviction, chez Allianz GI.L’autoformation des gérants est donc centrale dans les dispositifs des sociétés de gestion, dont la plupart concentrent à ce stade leurs efforts sur la mise à disposition d’outils pour collecter ces informations ou diffuser l’expertise d’un département de recherche ESG.
Cet apprentissage «en marchant» ne peut toutefois fonctionner que s’il est contrôlé. «Contrairement à des sujets techniques comme Solvabilité 2, qui nécessitent des sessions de formation formelles, l’appropriation des approches ESG se fait par capillarité au sein des équipes et repose sur beaucoup d’autoformation : cela implique que le management vérifie que cette appropriation est bien effective, souligne Arnaud Faller. L’an dernier, nous avons ainsi systématisé, lors de l’entretien d’évaluation de fin d’année, le suivi d’objectifs en matière d’ESG.» La prise en compte des critères extra-financiers peut aussi être monitorée quasi quotidiennement, à travers les scores ESG des portefeuilles.«Un gérant qui a en portefeuille un grand nombre d’entreprises dont les notes ESG sont mauvaises reçoit des alertes exigeant qu’il justifie ses choix, précise Catherine Garrigues. Une fois par an, il doit en outre défendre son point de vue devant un comité d’intégration ESG. Si une valeur performe mal du fait d’aspects ESG qu’il a insuffisamment pris en compte, il en portera la responsabilité.» Cette responsabilisation des gérants et analystes n’en est toutefois qu’à un stade précoce puisque l’intégration ESG ne se traduit pas sous une forme sonnante et trébuchante : la fixation des bonus n’intègre ainsi pas des critères dédiés aux aspects extra-financiers. Ce pourrait être une des prochaines étapes des sociétés de gestion sur la route du «100 % ESG».
L’e-learning se développe
En marge des formations en salle, des modules de cours à distance sur l’investissement responsable sont en cours de développement au sein de certaines sociétés de gestion. C’est le cas chez AllianzGI qui vient de lancer un nouveau dispositif d’e-learning, obligatoire pour les professionnels de l’investissement. Axa IM est également en train de plancher sur un module que devront suivre tous ses collaborateurs. Il comprendra la construction, sous forme de jeu, d’un portefeuille intégrant les critères ESG.
L’émergence de formations certifiantes
- L’essentiel de la formation des gérants et analystes aux techniques de l’intégration ESG se déroulant à l’intérieur des sociétés de gestion, les nouvelles compétences acquises ne sont pas reconnues officiellement sur le marché. Une situation que déplorent de plus en plus les professionnels de l’investissement concernés, qui aimeraient ajouter une ligne sur leur CV. Des réflexions sont en cours au niveau d’un groupe de travail de l’association de Place Finance for Tomorrow : un référentiel de compétences en finance durable doit être mis au point et des projets de cours dédiés à l’ESG au sein de cursus en finance de deux établissements de l’enseignement supérieur sont en voie d’aboutir pour la rentrée prochaine.
- A court terme, les analystes et gérants formés à l’ESG peuvent également se tourner vers la SFAF pour valider leurs acquis. L’association, référence en matière d’analyse financière, vient en effet de refondre son module de certification dédié à l’analyse extra-financière. La première session d’examen du nouveau certificat européen CESGA («Certified Environmental, Social and Governance Analyst») se tiendra en octobre, suivie de deux dates en 2020. Une formation à distance nécessitant entre 70 et 100h de travail est proposée en amont.
- A l’étranger, il existe aussi l’examen du Sustainability Accounting Standards Board (le « FSA Credential »). Quant au CFA, il a récemment lancé une certification similaire.