Carrière

Quand les gérants prennent la plume

Publié le 23 juillet 2021 à 17h06

Propos recueillis par Séverine Leboucher

Le jour, ils ont les yeux rivés sur les écrans Bloomberg. La nuit, ils inventent des histoires. On peut en effet être asset manager et aimer écrire des romans, policiers, historiques, des romans d’anticipation ou simplement des témoignages de vie. Rencontre avec ces financiers pas comme les autres.

Un bibliothécaire de Princeton retrouvé assassiné dans un cimetière, la lettre grecque epsilon inscrite sur une tombe à ses côtés. Un entrepreneur audacieux qui invente les nouilles déshydratées dans le Japon de l’après-guerre. Un jeune homme prêt à tout pour sa carrière mais qui se trouve dépassé par un énorme « black-out électrique ». Leur point commun ? Tous ces personnages sont sortis de romans écrits par des gérants d’actifs. En marge de leur métier, une poignée de professionnels de l’asset management n’hésitent pas à donner libre cours à leur imagination et à noircir des pages, dès leur journée de travail finie. « Plutôt que le golf, je préfère l’écriture ! », s’amuse Jérôme Legras, directeur de la recherche chez Axiom AI et auteur d’un roman policier.

Des crises qui inspirent

Si tous ont depuis toujours le goût de la lecture, les motivations qui les ont conduits à prendre la plume sont variées. La grande crise financière a, pour certains, servi de déclencheur. « Un soir de 2008, nous étions à table avec ma famille et j’ai raconté comment un des patrons de la banque venait de se faire virer, presque manu militari. Mon fils, qui avait alors 15 ans, m’a tout de suite dit : “pour toi qui as toujours voulu écrire, en voilà une histoire à raconter !” J’ai suivi son conseil », se souvient Philippe Zaouati, aujourd’hui directeur général de Mirova et auteur de pas moins de quatre romans. En arrêtant brutalement certains pans de la finance, la crise a aussi laissé du temps libre à ces professionnels. « Pour faire plaisir à mon fils qui s’intéressait à la science, j’ai commencé à écrire un petit livret sur les lois physiques autour de la lumière et mes recherches m’ont fait découvrir toute une série d’événements autour de la genèse de la théorie de la relativité : c’était tellement étonnant que j’ai tout de suite pensé que ce serait une bonne histoire », témoigne Jérôme Legras.

Certains cherchent à divertir. « Comme au cinéma, je veux écrire des histoires qui distraient le lecteur, qui lui donnent chaque fois envie de tourner la page », fait valoir Régis Bégué, associé-gérant chez Lazard Frères Gestion, auteur de bientôt trois romans et par ailleurs féru de théâtre. D’autres ont une visée plus pédagogique. « Je trouvais les romans consacrés au monde de la finance souvent très caricaturaux, peu réalistes. Comme l’industrie de la gestion d’actifs est méconnue et très secrète, j’ai eu envie de raconter ce vécu de l’intérieur, sous forme de fiction. L’un des personnages principaux est directement inspiré du gérant avec lequel je travaillais », explique Sébastien Thiboumery, gérant actions et qui, lui, écrit sous pseudonyme. « Cela me donne une plus grande liberté de ton, notamment lorsque j’anticipe des évolutions de marché », justifie-t-il. Plus libre mais aussi plus convaincant. « Dans mes romans qui parlent de finance, je cherche à faire passer des messages qui me tiennent à cœur bien sûr, mais indirectement. Cela permet d’en dire plus, observe Philippe Zaouati, par ailleurs auteur de plusieurs essais sur la finance durable. Je trouve que le roman a plus de force pour faire passer ses idées. »

Si la plupart des gérants écrivent sous leur vrai nom, certains privilégient le pseudonyme pour conserver une plus grande liberté de ton.

Une envie de transmettre

Parfois, c’est aussi la vie qui a poussé ces écrivains en puissance à passer à l’acte. « J’ai toujours beaucoup lu et écrit de petites histoires, mais c’est un sentiment d’urgence qui m’a conduit à sauter dans le grand bain et à me lancer dans l’écriture d’un roman. Cette urgence est en particulier venue de la maladie : je voulais transmettre ma lutte et donner du positif, notamment aux plus jeunes », livre Jean-François Chambon, gérant actions Japon et Asie chez Aviva Investors France et auteur de deux romans, dont l’un sur son combat contre le cancer. Un troisième est sur le point de sortir : ce sera un recueil de transcription de contes… japonais.

Sans être nécessairement au centre de leur fiction, leur métier de gérant les inspire, en effet, souvent. « Grâce à mon métier, j’ai fait de belles rencontres, notamment des fondateurs d’entreprises passionnés et courageux dont j’ai envie d’écrire l’histoire pour qu’ils puissent servir de modèles, poursuit Jean-François Chambon. Mon métier m’inspire, pas pour son aspect comptable ou financier, mais pour les hommes et les femmes qu’il me permet de rencontrer. » Un parallèle que fait aussi, avec un peu de malice, Régis Bégué : « Un investissement, ce n’est pas que l’étude de cash-flows ou de comptes de résultat, c’est aussi une histoire de management, dans un certain contexte sociétal. Un gérant qui présente une entreprise dans laquelle il a envie d’investir parle souvent d’une “belle histoire”. Mais c’est une histoire qui reste à écrire. La frontière entre investissement et écriture n’est donc pas si marquée ! »

Un temps extensible

Dans la pratique toutefois, concilier les deux activités n’a rien d’une évidence. « J’adore mon métier et j’adore écrire, mais quand je travaille, il m’est impossible de penser à ce que je pourrais écrire. Ce sont deux activités bien distinctes pour moi », observe Jean-François Chambon. L’un des défis du gérant écrivain est donc de trouver du temps pour s’adonner à sa passion. Le soir, le week-end, les vacances, mais aussi entre deux rendez-vous pour certains. « J’écris dans le métro, à la terrasse d’un café, au restaurant, dès que je peux en somme ! J’ai toujours un petit carnet avec moi », poursuit Jean-François Chambon. Le papier et le crayon sont même parfois détrônés. « J’écris des passages sur mon téléphone puis je les intègre au reste de l’histoire », indique Philippe Zaouati. A ce rythme, le processus d’écriture est long, jusqu’à deux ans bien souvent.

D’autant que, lorsqu’ils n’écrivent pas sur le milieu financier, les gérants doivent aussi collecter suffisamment de matière pour nourrir leur roman, ce qui suppose de longues heures de recherches. « J’ai été amené à me renseigner sur des sujets aussi variés que les éclipses en Russie et l’architecture des villes américaines dans les années 1950, sans compter mes lectures sur la théorie de la relativité et le maccarthysme, qui étaient au cœur de mon roman, se souvient Jérôme Legras. Ce travail de recherche est ce que j’ai préféré. » Il faut ensuite donner vie à toutes ces notes, bâtir des intrigues, créer des personnages. Un savoir-faire que les gérants acquièrent petit à petit, à la faveur de leurs erreurs notamment. « Lorsque l’écriture d’un roman s’étire sur une longue période, on prend le risque que les personnages perdent en cohérence, ce qui empêche d’embarquer le lecteur dans une histoire », signale Régis Bégué. Pour éviter de tomber dans ce type de pièges, les gérants n’hésitent parfois pas à piocher, contre toute attente, dans leur boîte à outils professionnelle. « En lisant des ouvrages sur les techniques d’écriture, j’ai appris qu’il fallait à tout prix éviter de laisser des bouts d’intrigue non résolus : cela frustre le lecteur, raconte Jérôme Legras. Donc pour être sûr de ne rien oublier, j’ai construit toute la structure de mon intrigue sur Excel ! »

Les gérants écrivent dès qu’ils le peuvent, dans les transports, en vacances, entre deux rendez-vous, et il leur faut parfois deux ans pour finir un roman.

Etre édité… et lu !

Si l’écriture est une école de patience, c’est aussi au titre de la partie avale du processus, celle qui conduit, in fine, à être publié. Il faut souvent passer par l’étape de l’autoédition. « Avant de trouver une maison d’édition, j’ai beaucoup publié à compte d’auteur, voire écrit sans publier, reconnaît Régis Bégué. C’est un long chemin ! » Et même lorsque le contrat est signé, le travail continue, souvent pendant plusieurs mois, pour couper le texte, réécrire certains passages, réajuster un personnage… Tout cela dans l’espoir d’être lu. Or il n’est pas simple de se faire remarquer dans une offre littéraire pléthorique, et encore moins de vivre de sa passion. « On touche entre 10 et 15 % de droits d’auteur sur un livre qui vaut 15 euros et qui se vend, au mieux, à 500 exemplaires. Ce n’est pas le plus gratifiant, admet l’un des auteurs. La vraie satisfaction est avant tout celle d’avoir réussi à écrire un roman. » Ou d’avoir la chance de croiser ne serait-ce qu’un lecteur. « J’ai rencontré des jeunes qui avaient été blessés dans leur vie et qui m’ont dit que mon livre les avait aidés. Pour moi, cela suffit à récompenser mes efforts, met en avant Jean-François Chambon. On donne beaucoup quand on écrit mais on reçoit dix fois plus en retour. »

Si aucun ne se dit prêt à abandonner son métier de gérant, ils ne veulent pas non plus se résoudre à ranger leur plume. Certains attendent un moment plus propice de leur vie pour la reprendre, d’autres continuent d’écrire frénétiquement. Dans leur tête, les histoires se bousculent et n’attendent plus que d’être racontées… entre deux krachs boursiers ! 

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