Si la fonction première du risk manager est de cartographier et de gérer les risques de son organisation, il se doit aussi de chercher la manière de les financer. Or l’afflux de capacités, les contraintes réglementaires de plus en plus lourdes ou l’émergence de nouveaux risques difficiles à faire couvrir par le marché ont changé la donne. Les professionnels du risque sont de plus en plus amenés à faire des arbitrages financiers complexes et à les justifier auprès de leur direction générale. Une évolution qui montre également une montée en compétence des risk managers. Une table ronde a réuni les différents acteurs du marché : risk managers, assureurs, courtiers, consultants et membres de l’Amrae pour échanger sur ces problématiques et comprendre l’évolution de la fonction dans le contexte économique actuel.
La place du risk manager au sein de la direction financière
Aujourd’hui, quelles sont les compétences financières demandées au risk manager ? Quel est son positionnement par rapport au directeur financier ? Quel est son poids et sa légitimité dans le processus de financiarisation des risques ?
Gilbert Canaméras, directeur du management des risques Groupe chez Eramet, président de l’Amrae : C’est une vaste question car le positionnement du risk manager évolue. Et il n’est pas le même selon les entreprises. Cela dépend de la taille des organisations, de leurs structures. L’Amrae a publié en 2013 le référentiel du risk manager qui dresse des profils types. Nous voyons que la fonction évolue de responsable d’assurance vers l’ERM (enterprise risk management, ndlr) avec une connaissance plus globale des risques de l’entreprise, qu’ils soient assurables ou non. Au fil du temps, nous sommes passés de profils de techniciens et d’acheteurs à des profils plus juridiques et aujourd’hui la fonction évolue plutôt vers le côté financier. Cela change donc le positionnement vis-à-vis du directeur financier et nous voyons de plus en plus de risk managers qui sont rattachés hiérarchiquement aux directions financières. Cela ne veut pas dire néanmoins qu’ils sont toujours dépendants fonctionnellement de la direction financière. Et quoi qu’il en soit, le risk manager garde une relative autonomie et une faculté d’analyse qui permet de compléter, contredire et améliorer la vision purement financière du directeur financier. Ce n’est pas encore le cas dans toutes les entreprises mais je pense que dans certaines organisations, cette autonomie commence à être reconnue au risk manager. Il y a un autre élément important et récent dans cette évolution, c’est la séniorité. Nous assistons à une conjonction entre expérience de la vie d’entreprise, expérience financière et professionnalisation du métier. Cela se traduit en termes de procédures, de mise en place de chartes et de création de comités de risques. Le risk manager ne s’engage pas tout seul mais avec une direction qui prend conscience de cette évolution.
Brigitte Bouquot, directrice des assurances et de la gestion des risques du groupe Thales : Je pense qu’il y a deux grands messages à faire passer. Concernant les compétences, dans le groupe Thalès, il y a dix ans, nous avons vu la fonction assurance passer de la direction juridique à la direction financière. Cela a été rendu nécessaire notamment avec le développement des captives et les besoins de financement des scénarios catastrophiques. En même temps, il y a eu une recherche de compétence sur la compréhension du risque opérationnel, sur la capacité à faire dialoguer des opérationnels avec des gens d’expérience. Le risk manager n’est pas propriétaire d’une fonction : c’est très global, il n’a pas un rattachement univoque. Il est apte à avoir une vision transversale du groupe et surtout à travailler dans des cercles de gouvernance devenus beaucoup plus professionnels avec la 8e directive (qui rend notamment obligatoires les comités d’audit pour les sociétés cotées, ndlr). En effet, cela a conduit les entreprises à créer des comités des risques formalisés avec la réalisation de cartographies des risques et l’écriture de processus pour gérer le risque. Nous voyons également que les décisions de transferts d’assurance remontent dans les comités des risques. Ce n’était pas le cas il y a quelques années, c’est assez nouveau. La 8e directive est vraiment un élément structurant car elle a permis au «corporate» de changer sa vision. De le faire passer d’un regard de contrôle et de sanction à travers l’audit ou la «compliance» à une vision où – à travers son comité des risques – il vient en appui des opérationnels afin que ces derniers prennent conscience de la problématique risque et mettent en place les plans d’actions adéquats. En cela, la 8e directive a induit une forme de financiarisation. Elle a amené la même financiarisation des risques opérationnels que l’on connaissait déjà sur d’autres risques bien identifiés par les financiers comme le risque de crédit, les risques de change, les risques de marché, etc. La crainte est peut-être de voir un démembrement de la fonction avec des risk managers qui font des choses différentes : certains plus spécialisés dans les risques assurables, d’autres plus axés sur la cartographie. Si la gouvernance est bonne, ce n’est pas un souci. Et l’on pourra avoir différents métiers à l’intérieur d’une même grande fonction. Sinon, ça peut poser des problèmes.
Gilles Proust, président, Arengi : La tendance néanmoins est à un regroupement de la fonction entre les différentes sphères : assurance, contrôle interne, ERM. Avec un meilleur dialogue entre elles ou un rattachement à une même hiérarchie. En effet, la 8e directive a vraiment tout changé. La gestion des risques s’est retrouvée dans les agendas de la gouvernance, ce qui n’était pas le cas de manière aussi formalisée et dynamique auparavant. Cette évolution a eu un impact important sur le risk manager qui doit être désormais capable de faire l’interface régulièrement avec le comité d’audit, les administrateurs et la direction générale... Ce nouveau positionnement le rend beaucoup plus visible. Néanmoins, comme cela a été rappelé, s’il est plus proche de la sphère financière, il n’est évidemment pas limité à ce domaine-là car la gestion des risques intègre également des enjeux stratégiques, opérationnels ou d’image. Notre rôle est d’accompagner les sociétés pour les aider à monter en maturité sur ces sujets, à positionner la fonction de risk manager par rapport aux instances de gouvernance que ce soit le conseil d’administration ou la direction générale.
Frédéric Lucas, directeur du développement grands comptes, Gras Savoye : Rares sont les risk managers qui ont l’ensemble des compétences telles que nous les avons définies. La notion de 8e directive a modifié la relation avec l’audit et le contrôle interne et elle a changé la fonction de risk manager. Avec des personnes qui ont été capables de suivre ce mouvement de financiarisation et de parler avec l’ensemble des parties prenantes de l’entreprise à un niveau suffisant. Dans ce cas, ces gens sont montés au sein de l’entreprise. Et une autre population de risk managers qui sont devenus acheteurs d’assureurs. Ceux-ci ne sont que sur la partie assurantielle du risque et ont de moins en moins dans leur spectre le risk mapping qui peut être lié au contrôle interne et à l’audit. Ces risk managers passent alors sous la tutelle des achats. Aujourd’hui, nous constatons qu’une partie de la population des risk managers vient du contrôle interne et de l’audit. Ce ne sont pas des spécialistes de l’assurance, du transfert mais des spécialistes du process des métiers et ils intègrent cette transversalité.
Nuno Simao Antunes, head of global risk solution, AIG EMEA : Les associations professionnelles comme l’Amrae ont eu un rôle important pour le développement du métier de risk manager dans l’entreprise. Nous voyons que le niveau du débat s’élève : la cartographie des risques, les captives, les risques financiers, etc. ont aidé à la formalisation du métier de risk manager au-delà de l’achat d’assurance et ont mis un volet financier plus aigu dans le profil de ces professionnels. Mais il y a une différence entre les grandes sociétés où le métier est très riche et touche beaucoup de points et des sociétés de taille plus moyenne où avoir un acheteur d’assurance, ce n’est pas avoir un risk manager. L’achat d’assurance est un volet de la fonction de risk manager mais ce n’est pas suffisant. Avoir une captive par exemple, c’est compliqué et ce n’est plus le même métier que d’acheter de l’assurance. Cela signifie avoir une institution financière dans le groupe, savoir gérer du capital et des risques qui sont complètement différents des autres. Il faut avoir une compréhension des équilibres financiers. C’est pourquoi je pense que le métier de risk manager va continuer à évoluer vers le directeur financier.
Gilbert Canaméras : A l’avenir dans beaucoup de grands groupes, le risk manager appartiendra à un comex élargi voire à un comex.
Frédéric Lucas : Oui, aujourd’hui, il est juste en dessous C’est pour ça qu’il a la capacité d’être transversal et de parler à tout le monde. Il doit être crédible pour parler avec un DRH ou avec un auditeur.
Gilles Proust : D’autant qu’aujourd’hui le risk manager est tenu de présenter régulièrement auprès du comité d’audit un suivi des plans d’actions mis en œuvre pour maîtriser les risques. Il ne s’agit plus seulement de faire remontrer une photographie des risques de l’entreprise mais de fournir et commenter un véritable tableau de bord dynamique de suivi des risques majeurs.
Frédéric Lucas : Avec les années 2000, nous avons vu arriver des sinistres incroyables. D’abord septembre 2001 avec des décès, des pertes d’exploitation, des pertes d’avions, etc., puis la crise financière qui était bien identifiée dans les cartographies des risques mais pas mise au bon niveau. Sortir un risque permet de sortir de l’angoisse. Mais il faut aider celui qui a montré un risque et cette notion du risque «infaisable» qui devient possible permet d’augmenter la maturité de nos réponses avec les plans de continuité d’activité… Il faut trouver la solution la plus fine possible et la solution est financière.
Comment cartographier les risques
Les risk managers ont-ils toutes les cartes pour déterminer les risques qui sont assurables ou ne le sont pas, et donc pour savoir quelle politique de financement adopter ?
Gilbert Canaméras : A partir du moment où le risk manager a fait une bonne cartographie des risques, des plans d’action à mettre en place, les analyses d’impacts, il a ensuite normalement les outils pour pouvoir réduire ou transférer les risques. D’autant que la cartographie d’aujourd’hui n’a plus rien à voir avec celle d’il y a quatre ou cinq ans.
Gilles Proust : Cela dépend en effet de la qualité de la cartographie des risques. L’une des difficultés est de faire le lien entre assurance et risques car la vision assurance est une vision produit qui est parfois déconnectée de l’approche risque des entreprises. Néanmoins, la tendance est d’aller plus loin dans les cartographies en étant capable de définir pour chaque risque, et quelle que soit sa nature (stratégique, opérationnel ou juridique), un ou deux scénario maximum «crédibles». L’objectif ensuite est de procéder pour chaque scénario à une véritable quantification des postes financiers impactés permettant ensuite de «détourer» ce qui est potentiellement assurable.
Frédéric Lucas : En effet, si la cartographie est bien faite, nous arrivons assez bien à voir si les risques sont assurables ou non. Car nous sommes passés d’un scénario statistique où l’on prenait les statistiques du passé à des scénarios qui permettent de quantifier. Par exemple, lorsqu’on parle de scénarios catastrophes, nous nous demandons comment quantifier des risques du type d’Ebola ou des nouveaux produits. En cela, nous nous rapprochons de l’actuariat. Plus nous allons vers ce type de scénarios plus les analyses sont fines. Cela donne une maturité à la cartographie historique.
Brigitte Bouquot : Dans le groupe Thalès, compte tenu de la diversité des activités, la principale difficulté, ce sont certes les scénarios mais aussi la façon de leur donner une certaine modélisation. Ce travail est plus difficile à faire sur des nouveaux risques. La modélisation de scénarios catastrophiques demande de gros efforts et si nous voulons bien faire le travail, il faut avoir une connaissance du passé et avoir accès à des personnes qui connaissent les limites contractuelles du business. C’est un exercice qui peut prendre des proportions très importantes. Heureusement lorsqu’il y a beaucoup de capacités d’assurance, cela permet de pallier si l’entreprise n’a pas fait toutes les modélisations. Mais il y a encore du travail dans les organisations où les profils sont très diversifiés.
Nuno Simao Antunes : Il est difficile parfois de traduire le langage risque vers le langage assurance, une traduction qui est d’ailleurs le métier du risk manager. Les assureurs pour leur part proposent des produits et ce n’est qu’avec leurs grands clients qu’ils peuvent sortir de cette démarche pour avoir une approche plus sophistiquée de la gestion des risques. Il devient alors possible de faire du sur-mesure. C’est différent pour les moyennes entreprises où il est difficile de faire ce sur-mesure et où la performance de l’assurance ne sera pas la même.
Frédéric Lucas : Nous voyons une évolution dans le temps de la qualité de certains scénarios. Si nous prenons des exemples récents comme les sinistres au Japon et en Thaïlande, nous avons vu les carences. Carences sur les fournisseurs, sur les supply chains. Depuis, nous avons bien progressé.
Gilbert Canaméras : C’est pourquoi les couvertures sur mesure vont avoir du succès. Les produits packagés comme certaines polices cyber ne se vendent pas très bien car elles ne s’adaptent pas aux besoins des grands groupes. Nous en revenons à l’analyse des risques et aux mesures d’impact sur lesquelles nous travaillons de plus en plus dans les cartographies. Et plus nous ferons des mesures d’impact, des scénarios, plus nous aurons besoin de produits sur mesure.
Frédéric Lucas : Nous sommes tout à fait dans le montage financier entre ce qui est assuré et ce qui ne l’est pas.
Nuno Simao Antunes : Nous voyons les captives qui prennent un rôle stratégique dans les entreprises. Par exemple pour les pertes d’exploitation sans dommage. De plus en plus de clients prennent ce genre de risque dans leurs captives car soit il n’y a pas d’appétit pour ces risques sur le marché, soit le prix ne reflète pas le risque. Le cas est similaire pour les pandémies. Les risk managers prennent des décisions de financement stratégiques par rapport aux disponibilités du marché.
Brigitte Bouquot : La raison est peut-être que le marché de l’assurance, structuré en produits, n’est pas aussi innovant, pas aussi ouvert que nous le souhaiterions. C’est pourquoi nous mettons ces risques dans la captive. La communication qui est faite par les grands assureurs est très axée sur le grand public et pas suffisamment sur les risques techniques. Il faut que les assureurs communiquent mieux. C’est d’autant plus important que sans assurance des grands risques, il n’y a pas de grandes constructions, pas de grands projets…
Gilles Proust : En effet, plus une entreprise a une connaissance fine de ses risques, plus elle peut se sentir parfois frustrée par les réponses du monde de l’assurance. Ces approches de gestion de risque font monter en tout cas l’assurance à un niveau plus stratégique dans l’entreprise et génèrent des fortes attentes. L’assurance n’est plus seulement un poste de coût, les primes, à réduire comme les autres, mais un véritable outil permettant à une direction générale d’arbitrer financièrement ses risques.
Gilbert Canaméras : Le risk manager ne doit-il pas se poser la question de savoir s’il n’a pas trop d’assurance ? Pourquoi va-t-il acheter telle garantie et que doit-il garder ?
Gilles Proust : De plus en plus souvent, c’est une question que peut se poser une direction générale. Les discours changent sur le sujet et la vision de la direction générale aussi. Mettre en regard sa cartographie des risques et son programme d’assurance les incite à se poser des questions de bon sens : pourquoi se couvrir à tel montant pour un risque et pas pour un autre qui comporte pourtant une exposition aussi grande ?
Frédéric Lucas : Plus les risques sont identifiés et quantifiés, plus les grands comptes sont matures. C’est-à-dire qu’ils conservent une partie des risques. Face à la capacité du marché, Il y a des inadéquations. C’est pour cela que les entreprises se posent la question. Pour certains risques catastrophes, le coût de l’assurance devient tellement élevé que certaines entreprises arbitrent et préfèrent couper. La rétention va jusqu’à se poser la question de s’assurer ou non sur certains risques. Et si la cartographie est bien faite, l’entreprise préférera s’assurer sur d’autres risques. Ce qui a beaucoup fait bouger les comportements ces dernières années, et les assureurs ont leur part de responsabilité, c’est la variation des lignes d’assurance. Comment expliquer à une direction financière que ce que l’on payait 100 hier ne vaut plus que 40 ou 30 aujourd’hui ? Le directeur financier comprend que les prix peuvent être revus à la baisse car il y a plus de capacité, de meilleures négociations. Mais si la baisse est très forte, c’est très perturbant et la question se pose de savoir quel est le véritable coût. Dans ce cas, l’entreprise s’interroge pour savoir si elle prend ou non l’assurance.
Nuno Simao Antunes : Il y a de nombreux facteurs qui expliquent cela. Il y a certes beaucoup de capacités et des taux bas, des situations d’entreprise très différentes. Mais ce décalage est surtout vrai pour des risques moins connus où nous aussi assureurs nous apprenons. Il y a encore beaucoup de choses à faire. Dans les grandes entreprises, il y a des tendances à retenir les risques fréquents et à développer les captives. A tel point que certaines captives ont la taille de grands assureurs. Dans le domaine de l’énergie, nous voyons des captives qui ont d’énormes moyens financiers et nous voyons des situations où certaines sociétés seraient en risque, pourraient même disparaître, mais où la captive pourrait leur survivre. Il y a des captives qui ont les moyens d’avoir un rôle plus stratégique et d’être un pont entre le marché de l’assurance et le domaine des risques.
Gilbert Canaméras : Il faut aussi tenir compte du rôle des marchés financiers. De même que le métier de risk manager a évolué dans les entreprises, les marchés ont beaucoup évolué. Il y a beaucoup de liquidité dans le monde avec de nouveaux entrants qui préfèrent s’intéresser à des risques mieux rémunérés même si les primes baissent. C’est un nouveau risque de marché car nous ne savons pas comment ces intervenants se comporteront le jour où il y aura un risque important, une grosse catastrophe naturelle par exemple. Le deuxième élément concerne les captives qui sont devenues de plus en plus importantes. Elles traitent avec ces mêmes fonds d’investissement car elles doivent placer leurs actifs. Elles sont donc elles-mêmes en risque financier et nous revenons à l’idée de la financiarisation du risk manager, le risque final est le risque financier. Nous sommes passés de la protection du bilan à la protection du compte de résultat.
Frédéric Lucas : La captive est un outil extraordinaire pour les risk managers. Ils changent du domaine de l’achat d’assurance car ils ont un capital qui leur est alloué et là nous pouvons vraiment dire que nous sommes dans la financiarisation.
Brigitte Bouquot : Les captives ont des avantages car elles permettent de mesurer le coût du risque. Les entreprises qui ont des captives voient ce qui se passe. Mais il faut une méthodologie d’analyse du coût du risque pour savoir si l’on transfère ou non. La captive est un outil très complexe qui amène beaucoup de questions. Il faut s’interroger sur ce que l’on met dans la captive (car nous ne pouvons pas tout mettre), et sur la manière de rémunérer le capital. Cela nécessite d’être meilleur dans nos arbitrages.
Gilles Proust : L’utilisation d’une captive conduit une entreprise à devoir fixer et quantifier souvent pour la première fois et de manière concrète son appétence aux risques. Ce besoin de formaliser l’appétence au risque de l’entreprise est d’ailleurs un vrai sujet de réflexion à l’heure actuelle. Nous voyons se développer actuellement un certain nombre d’initiatives en la matière soit par des approches de modélisation financière de type «stress-test» (quel choc l’entreprise est ou non capable d’absorber sur la base de ses ratios financiers clés) soit par des approches impliquant directement la gouvernance où les administrateurs et les membres du comité exécutif sont interrogés individuellement et collectivement sur quelques cas concrets ciblés. Quel niveau de risque sont-ils prêts à prendre par rapport à telle décision ou tel enjeu stratégique ?
Frédéric Lucas : Nous voyons surgir le sujet de la financiarisation lorsqu’il faut recapitaliser les captives par exemple à cause des exigences induites par Solvabilité 2 ou parce qu’il y a eu un gros sinistre. Pour le risk manager, c’est alors un bon moment pour se repositionner.
La financiarisation de la fonction du risk manager
Dans le domaine de la financiarisation, les risk managers des entreprises opérationnelles/industrielles peuvent-ils tirer des bonnes pratiques de ce que font les risk managers qui exercent dans les banques et les assurances ?
Gilbert Canaméras : Le risk manager va être amené à se former sur la problématique des ratios financiers. Il va devoir suivre son risque et le coût de son risque notamment à travers l’évolution de la gestion de la captive qui entraîne des contraintes de solvabilité. En revanche, certes on peut retenir quelques éléments en provenance des métiers de la banque, mais le risk manager de la banque ne fait pas le même métier. Il se situe davantage au niveau du contrôle interne, il travaille sur les suivis de procédures en termes de limites, sur les autorisations de risques de contrepartie et sur l’analyse d’instruments financiers qui ne concernent pas directement les risk managers des entreprises industrielles.
Brigitte Bouquot : Nous ne pouvons pas faire complètement le parallèle entre les banques et les assurances – qui sont des activités réglementées avec des contraintes de solvabilité – et les industries et services qui ont des contraintes de flux. Lorsque nous regardons les décisions d’allocation du capital, nous constatons que nous allouons peu de capital par rapport à ce que font les assureurs. Les modèles économiques ne sont pas les mêmes. Tout le monde veut de la croissance, de la profitabilité mais les assureurs veulent être solvables. Tandis que les industriels veulent avant tout être liquides et ils ont besoin de l’assurance. L’assurance restera un pilier fondamental pour les entreprises commerciales et industrielles afin de transférer leurs risques extrêmes. Les entreprises ne le feront jamais seules. Ce n’est pas leur métier de couvrir tous les risques.
Nuno Simao Antunes : Nous faisons beaucoup de fronting pour les captives de nos clients. Nous avons des grandes sociétés qui prennent des milliards de dollars ou d’euros dans leur captive mais même celles-là ont des assurances et les captives se réassurent. Ce sont de vrais montages financiers. Les entreprises veulent optimiser et pouvoir utiliser le capital pour d’autres investissements.
Frédéric Lucas : Aujourd’hui, il y a de nouveaux montages financiers et nous voyons apparaître de nouveaux acteurs sur le marché de l’assurance qui ne sont pas là pour gérer des sinistres de fréquences mais pour gérer des sinistres de catastrophe. La prochaine vraie question est de savoir comment ces nouveaux acteurs vont se comporter lorsqu’il va y avoir un très gros sinistre Aujourd’hui, l’entreprise sait que l’assureur paye, et assez «rapidement». Mais il ne faudrait pas que ça devienne un sujet. Car c’est un vrai risque.
Gilbert Canaméras : Tout à fait. Comment va se comporter le marché ? Nous avons vu le développement des cat bonds. Mais s’il y a des problèmes, comment va réagir le marché ? Prenons aussi l’exemple des pays émergents où l’on ne peut pas mutualiser les risques. Ceux-ci sont transférés sur les marchés financiers qui ont des visions court-termistes et qui cherchent à faire des «coups».
Frédéric Lucas : Aujourd’hui, nous ne voyons pas le scénario. Mais c’est une question pour les professionnels de l’assurance que nous sommes qui interviennent sur des sinistres catastrophes. Ce n’est pas une question pour les directeurs financiers. Solvabilité 2 va permettre de conforter la confiance historique en l’assurance que nous avons dans les pays développés.
La financiarisation telle que nous la voyons apparaître dans le métier de risk manager a-t-elle un impact sur la communication sur les risques ?
Brigitte Bouquot : Il n’y a pas encore aujourd’hui une maturité entre des décisions internes (arbitrages de plus en plus financiers, choix ou non d’une captive, mesures du risque, etc.) et les analystes financiers. Soit ce n’est pas un souci pour eux, soit ils pensent que nous sommes bien couverts. Pourraient-ils juger les entreprises en fonction des actions d’assurance ? Mais aucun aujourd’hui ne pose la question. La maturité des parties prenantes (analystes, administrateurs, AMF) afin d’avoir des indications chiffrées sur les risques n’est pas stabilisée. En même temps, nos juristes en interne nous interdisent de fournir certaines données. Nous ne sommes pas prêts à faire un reporting détaillé de nos risques.
Frédéric Lucas : La financiarisation est en cours. C’est un élément de valorisation de la société. Mais les entreprises ne vont pas aller au-delà.
Gilles Proust : Certes mais cette situation ne va pas durer. Si l’on estime que l’assurance permet de créer de la valeur, il va falloir donner des indicateurs. C’est ce qu’a commencé à faire l’Amrae avec l’indicateur du coût du risque. Les entreprises vont devoir prouver de plus en plus qu’elles ont une gestion performante des risques. L’initiative de mettre des indicateurs dans lesquels sont mesurés le montant des primes, le coût des pertes non couvertes ainsi que les dépenses liées à la prévention et à la gestion des risques est une tendance inévitable qui va de pair avec la financiarisation de la gestion des risques. Si c’est un sujet qui est à l’agenda de la gouvernance, il faut être en capacité de mesurer la performance. La plupart des entreprises en sont encore loin mais nous y allons.
Gilbert Canaméras : Les marchés financiers font une analyse des risques disons limitée. Quand ils achètent les titres d’une entreprise, ils achètent un risque associé à une valeur, minière par exemple comme dans le cas d’Eramet. On peut dire que le risque, minier en l’occurrence, est intrinsèque à la valeur de l’action. Les marchés s’arrêtent là. Cela est différent dans le cas de fusions-acquisitions. Si l’entreprise est une cible ou si elle a une cible, sa politique de gestion des risques va être prise en compte. Cette approche différente va gagner, me semble-t-il, l’ensemble de la gestion d’actifs.
Brigitte Bouquot : Cette évolution viendra peut-être de la RSE qui met une pression sur la pérennité de la société car l’assurance est un contributeur de la résilience d’une entreprise. Toutes les contraintes qui sont apparues ces dernières années sont assez qualitatives. Avec l’environnement par exemple, nous sommes passés des discours à des provisions dans nos comptes. Demain, nous aurons peut-être des provisions pour la supply chain. C’est une tendance de long terme qui peut amener un regard plus affûté sur la gestion des risques et sur la protection de l’entreprise.
Nuno Simao Antunes : La participation des courtiers et des sociétés de conseil est importante car cela permet d’établir des benchmarks entre les industries. Cela évite les fortes disparités au niveau des protections. Sinon, nous n’aurons plus d’attention concernant la protection des risques chez les analystes financiers.
L'impact de l'afflux des capacités financières sur la financiarisation
Il y a depuis quelques années un afflux de capacités financières. Ce phénomène est-il conjoncturel ou est-ce plus structurel, et cela aura-t-il un impact sur la financiarisation ?
Gilbert Canaméras : Je pense que c’est très conjoncturel. Depuis quatre ou cinq ans, les marchés sont très volatils et très liquides. Ils bougent très vite. Aujourd’hui, ils vont sur l’assurance car ils y ont intérêt en termes de rémunération. Mais si demain, les Etats-Unis changent de politique en matière de taux obligataires, ils peuvent basculer très vite. Ce sont des robots qui font les opérations. Tout bascule très vite.
Frédéric Lucas : Le seul intérêt peut-être pour les marchés est qu’ils cherchent des événements non corrélés en risques financiers. C’est vrai que l’afflux du marché dépendra du taux d’intérêt qu’ils peuvent trouver. Mais une petite partie du capital pourrait rester car ils ont enfin trouvé une petite partie du marché décorrélée.
Gilbert Canaméras : Oui mais nous avons vu que la décorrélation avec la crise financière n’a pas tenu. C’est peut-être un peu différent avec les cat bonds. Les compagnies de réassurance ont peut-être moyen de stabiliser le marché en bloquant ces capitaux. Que les capitaux bougent mais qu’ils restent dans l’assurance vie par exemple car il va y avoir des besoins immenses dans ce domaine.
Frédéric Lucas : Absolument, c’est un point important. La première résilience d’une entreprise, ce sont ses salariés. C’est le dernier élément qui résiste à la financiarisation car c’est compliqué de financiariser l’attrait des salariés à intégrer telle ou telle entreprise. Pour une entreprise qui perd son attractivité auprès des jeunes par exemple, c’est un vrai sujet. Car outre le constat, cela pose à terme un risque.
Nuno Simao Antunes : Cela pose des questions liées au financement de la retraite, de la santé, etc. Par rapport à la capacité, nous voyons des clients s’interroger sur des couvertures pour des catastrophes dont les montants atteignent des milliards de dollars. Si l’entreprise veut aller sur le marché, elle ne trouvera pas de capacité et donc pour répondre à ce genre de sinistre, elle va pré-négocier. Cela permet de voir le niveau d’intervention du risk manager et c’est un engagement fort car ça peut être une question de vie ou de mort de l’entreprise. Nous ne faisons pas cela avec toutes les entreprises car il faut des sociétés qui sont très sophistiquées au niveau du risk management et qui ont une grande maturité. Mais il y a de plus en plus d’intérêt pour ce genre de montage.
Frédéric Lucas : Cette financiarisation a existé dans les années 1980. Or les Etats développés ont toujours préconisé l’assurance et facilité fiscalement le transfert vers un tiers plutôt que le financement a posteriori. C’est un mode de financement du risque.
Frédéric Lucas : Le risk manager a acquis une culture financière mais il est dans l’optimisation du coût du risque, il n’est pas dans l’optimisation du coût financier de l’entreprise qui est un schéma incluant de l’optimisation fiscale, de la consolidation, etc.
Brigitte Bouquot : Nous y viendrons peut-être. La situation évolue. Le risk manager doit faire des optimisations avec les développements à l’international. Finalement, nous sommes bien dans la financiarisation.