Dossier élections européennes

Philippe Setbon, AFG : « Il faut éviter que l’épargne européenne aille financer l’innovation et la transformation ailleurs que sur le continent. »

Publié le 31 mai 2024 à 14h00

Valérie Nau    Temps de lecture 9 minutes

Si l’Europe ne manque pas d’épargne, elle l’investit trop peu à long terme, et pas assez dans ses industries locales. Face aux enjeux de financement auxquels elle va être confrontée dans les années qui viennent, la relance de l’Union des marchés de capitaux devient urgente. Alors que l’Association française de la gestion financière (AFG) a récemment publié des propositions en ce sens, son président, Philippe Setbon, détaille à l’approche des élections européennes, les pistes de réforme qui permettraient aussi de renforcer la compétitivité du secteur.

En avril dernier, deux rapports, conduits l'un par Enrico Letta, l’​​​​autre par Christian Noyer, ont fait état de la nécessité de relancer lUnion des marchés de capitaux en Europe. L’AFG a pour sa part publié ces derniers mois des propositions en ce sens, ainsi qu'un manifeste visant à rappeler l’importance stratégique de la gestion d’actifs européenne. A l’approche des élections européennes, quel était votre objectif ? 

L’AFG est mobilisée depuis de nombreuses années sur les enjeux d’épargne longue. Elle permet aux citoyens de préparer leur avenir, notamment leur retraite, tout en finançant de façon stable l’économie, et par là même les transitions majeures – énergétiques, climatiques, digitales, démographiques – auxquelles nous sommes actuellement confrontés. Dès 2016, nous avions ainsi rédigé un livre blanc sur l’épargne retraite et participé aux réflexions autour de la réforme du pilier 3. Dans l’intervalle, cependant, un phénomène nouveau est apparu. L’épargne européenne est très insuffisamment investie localement, l’Europe étant exportatrice nette de capitaux vers les marchés financiers mondiaux. Illustration de ce phénomène, la part des actions européennes dans les fonds actions Ucits a chuté de 51 à 35 % entre 2012 et 2022 selon l’Efama, tandis que la part des actions américaines grimpait de 19 à 42 %. Ce recul tient notamment à celui de la part de marché mondiale de l’industrie de la gestion d’actifs européenne : en quinze ans, elle a chuté de plus de moitié, passant de 47 % à 22 %. Or les gérants européens sont les meilleurs experts du financement dans l’économie européenne car au plus proche du tissu économique et industriel. Comment, dès lors, assurer le financement de cette période de transition au sein de l’économie européenne, à travers des investissements qui permettraient par ailleurs de dégager dans le futur des rendements attractifs pour les épargnants ? C’est pour répondre à cette question que nous avons décidé fin 2023 de rédiger un manifeste qui se projette en 2030, et analyse les actions qui devront être menées pour que l’Europe réussisse ce chantier. Cela nous a conduits à formuler des propositions autour de l’Union des marchés de capitaux, qui constitue le cadre dans lequel l’Europe peut agir.

Comment expliquer ce manque d’épargne longue alors que l’épargne financière des ménages est très élevée en Europe ?

Elle est effectivement estimée à plus de 35 000 milliards d’euros, tandis que les besoins d’investissements annuels liés à la seule transition climatique sont évalués à environ 700 milliards d’euros d’ici 2030. Le budget des Etats ne pourra pas tout absorber et l’épargne privée pourrait prendre le relais. Pour y parvenir, il faut encourager les citoyens à épargner à long terme pour pouvoir apporter des ressources stables aux entreprises, notamment en fonds propres. A long terme, investir en actions est plus rémunérateur pour l’épargnant et apporte des ressources longues aux entreprises. Le PER, le PEA ou l’épargne salariale répondent bien à ce double objectif. Mais leurs encours sont encore insuffisants par rapport aux besoins. Cela nécessite à la fois une fiscalité plus incitative, en particulier pour les personnes faiblement imposables, et des efforts en matière d’éducation financière. Ces conditions sont indispensables si l’on veut éviter que l’épargne européenne aille financer l’innovation et la transformation ailleurs que sur le continent.

Vous plaidez depuis longtemps pour une réforme de la fiscalité de l’épargne. Le rapport Noyer va dans le même sens en proposant la création d’un label européen. Qu’en pensez-vous ?

Nous avons salué la création du prélèvement forfaitaire unique (PFU), qui a mis fin à une surtaxation de l’épargne productive par rapport à tous nos voisins européens. Nous sommes tout à fait en phase avec les propositions du rapport Noyer, notamment celle concernant la création d’un label européen. Ce dernier permettrait, dans tous les pays, de faire bénéficier les produits d’épargne longue du dispositif fiscal le plus avantageux chez chacun d’entre eux, moyennant le respect d’un cahier des charges et à condition de surcroît que ces produits soient investis au minimum à 80 % dans des actifs européens.

Créer un nouveau produit serait beaucoup plus compliqué et long à mettre en place, surtout à l’échelle européenne : le seul produit paneuropéen à avoir été lancé est le Pan-European Personal Pension Product (PEPP) et il s’est soldé par un échec retentissant. Mieux vaut disposer d’un label qui puisse s’appliquer à des produits différents tout en respectant un cahier des charges commun. Ce dispositif nous paraît d’autant plus efficace qu’il pourrait être plus rapidement déployé. Or il ne faut pas oublier qu’il y a urgence. Nous sommes dans une phase de transformation technologique majeure, qui nécessite d’être accompagnée. C’est maintenant qu’il faut agir.

«Avant qu’ une nouvelle réglementation soit mise en place, il faudrait qu’elle soit soumise à un test de compétitivité pour avoir une vision globale de son impact sur l’économie européenne et pas une vision en silo.»

Vous préconisez notamment de renforcer l’autonomie financière et la compétitivité de l’Union européenne. Quelles sont les principales mesures à mettre en œuvre ?

Actuellement, l’Union européenne a tendance à favoriser davantage la protection du consommateur – en l’occurrence de l’épargnant, plutôt que la compétitivité de l’industrie de la gestion d’actifs. Or l’un ne va pas sans l’autre. Si la surprotection du consommateur amène à un affaiblissement considérable des entreprises européennes, industrielles comme financières, à l’arrivée toute l’économie européenne sera perdante et le citoyen européen aussi.

Pour rétablir l’équilibre, nous préconisons d’abord qu’à chaque fois qu’une réglementation nouvelle est envisagée, on s’assure que la précédente ne peut pas plutôt être améliorée. Surtout, avant qu’elle soit mise en place, il faudrait qu’elle soit systématiquement soumise à un test de compétitivité pour avoir une vision globale de son impact sur l’économie européenne et pas une vision en silo. D’autres pays, comme la Grande-Bretagne le font, pourquoi pas l’Union européenne ?

Pourquoi vous paraît-il nécessaire d’inclure également les fournisseurs de données ESG dans le cadre réglementaire de l’Union européenne ?

Les sujets de finance durable font l’objet d’une réglementation croissante, qui nécessite des reportings de plus en plus précis. La consommation de données devient ainsi exponentielle. S’il est normal de payer ces informations, leur coût risque toutefois d’affecter la compétitivité des sociétés de gestion. En effet, le secteur de la gestion d’actifs est encore très atomisé, même s’il existe des leaders mondiaux. Face à lui, les fournisseurs de données sont extrêmement concentrés, ce qui leur permet de peser sur les prix. Résultat, le poids de ces données a beaucoup augmenté dans les charges de fonctionnement des sociétés de gestion.

Autre sujet de préoccupation, la réglementation nous impose de travailler sur des données ESG de qualité, or les fournisseurs de ces données ne sont en revanche pas régulés. De ce fait, les données que nous leur achetons ne sont pas homogènes. Une empreinte carbone calculée par deux fournisseurs sur une même entreprise n’aura rien à voir. Les méthodologies ne sont pas suffisamment transparentes, ce qui rend la maîtrise des informations fournies plus compliquée. De plus, la qualité des données ESG et les méthodologies de notation ESG des entreprises sont stratégiques pour l’Europe. Elles vont diriger les investissements vers les entreprises les mieux notées. Nous devons nous assurer que ces prestataires n’ont pas une vision économique différente qui risque de nous éloigner du modèle économique, industriel, que l’Union européenne entend promouvoir.

«Nous devons nous assurer que les fournisseurs de données n’ont pas une vision économique différente de celle que l’Union européenne entend promouvoir.»

Vous soulignez la nécessité pour les politiques de prendre conscience de l’importance de la gestion d’actifs. Tel n’est donc pas encore le cas ?

Cela fait de nombreuses années que l’AFG est mobilisée sur ces enjeux auprès des pouvoirs publics et des régulateurs, français comme européens. Nous constatons que depuis quelques mois, nos propositions reçoivent un écho très favorable aussi bien à Bercy qu’à Bruxelles. De fait, s’il est positif que le marché de l’épargne européenne attire de grands gestionnaires internationaux, à condition d’investir des capitaux en Europe, c’est aussi un enjeu de souveraineté européenne que de maîtriser la destination de son épargne. Toutes nos propositions visent à favoriser un cercle vertueux autour de cette épargne en l’orientant vers la transformation de l’industrie locale pour la rendre plus innovante et moins carbonée, et à le faire le plus vite possible.

Quels sont les autres chantiers importants pour la gestion d’actifs sur lesquels les élections européennes pourraient avoir un impact ?

Un certain nombre de textes sont en préparation, comme la retail investment strategy, le règlement benchmark, ou encore la régulation sur les ratings ESG, sur lesquels il va falloir faire preuve d’une grande vigilance. Depuis des dizaines d’années, en effet, le parti pris des autorités européennes a été de ne systématiquement prendre en compte que le volet protection du consommateur. Cela les a conduites à adopter une approche consumériste des produits, focalisée sur le rapport qualité-prix, et plus particulièrement sur les frais de gestion. On a fait ainsi de l’Union européenne un marché de consommation, mais ce dernier ne peut s’entendre de manière durable que s’il est aussi en parallèle un marché de production. Une prise de conscience en ce sens commence à apparaître suite aux crises récentes qui ont remis à l’ordre du jour les enjeux de réindustrialisation et de compétitivité. Nous attendons de voir comment les différents acteurs issus du renouvellement de la Commission vont se positionner face à ces enjeux.

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