D’Orpea à Teleperformance, l’année 2022 a montré les conséquences que pouvaient avoir les scandales extra-financiers sur les sociétés de gestion qui se revendiquent responsables. Un an après la sortie du livre « Les Fossoyeurs », elles affirment en avoir tiré les leçons. Toutefois, si certaines approches ESG ont été amendées, elles ne l’ont été, dans l’ensemble, qu’à la marge.
Est-ce être socialement responsable que d’investir dans un groupe de maisons de retraite qui maltraitent leurs résidents, pressurent leurs salariés et détournent des fonds publics ? Cette question, rhétorique s’il en est, est en substance celle qui a été posée aux multiples gérants français actionnaires d’Orpea lorsqu’il y a un peu plus d’un an, a éclaté le scandale révélé par le livre-enquête de Victor Castanet, « Les Fossoyeurs ». Douze mois plus tard, les acteurs de la finance durable ont répondu : plus aucun n’est au capital du groupe incriminé – même si certains en sont toujours créanciers. La plupart (Comgest, Sycomore AM, La Banque Postale AM, DNCA…) sont sortis dès les premières semaines. Mirova – première société de gestion actionnaire – a, de son côté, jeté l’éponge début novembre seulement, à l’annonce de la restructuration de la dette du groupe.
Dans le jargon de la finance durable, le scandale Orpea est une « controverse », un cas d’entreprise sujet à polémique sur une ou plusieurs dimensions environnementales, sociales ou de gouvernance (ESG). C’est loin d’être la première dans l’histoire de la gestion d’actifs. Il suffit de se remémorer par exemple le « dieselgate » qui, en 2015, avait secoué Volkswagen, puis bien d’autres constructeurs. Et cela n’a pas été la dernière, puisqu’en novembre 2022, la polémique autour des conditions de travail des salariés colombiens de Teleperformance – soumis à des images violentes à longueur de journée – a, elle aussi, fait les gros titres de la presse financière. Mais pour le secteur français de l’asset management, l’affaire Orpea est particulièrement emblématique, en raison de l’émotion suscitée. Sur le plan financier, le cours de l’action Orpea a perdu plus de 90 % de sa valeur depuis l’éclatement du scandale. Au-delà, c’est la crédibilité d’une industrie émergente qui a été mise à mal, celle des fonds ISR, dont beaucoup n’ont pas su se tenir à l’écart de cette valeur. « J’avais pourtant l’impression d’avoir bien fait le job », se lamente un responsable de la recherche ESG, qui a visiblement repassé mille fois les éléments de son analyse dans sa tête pour tenter de comprendre ce qui avait failli. Un an plus tard, l’heure est aux leçons.
«Orpea était quatrième au sein de l’industrie de la santé privée, mais c’est un secteur qui concentre beaucoup de risques ESG : au global, elle était plutôt classée entre 6000 et 7000 sur 13000 sociétés notées»
Des controverses qui coûtent cher en Bourse… parfois
- Une baisse de 55 % en une semaine pour Orpea, de 34 % en une séance pour Teleperformance : les conséquences des controverses ESG sur les cours de Bourse des entreprises concernées deviennent très significatives. « En 1999, le naufrage de l’Erika n’avait eu aucun impact sur le marché, relève Jean-Philippe Desmartin, chez Edmond de Rothschild AM. Aujourd’hui, une controverse environnementale bien moins notable peut impacter significativement le cours de TotalEnergies. »
- Si la probabilité de ce type de décrochage semble plus grande, cela n’a toutefois rien de systématique. Depuis un mois que court la polémique autour de la destruction du village allemand de Lützerath pour exploiter une mine de lignite, le titre de l’énergéticien RWE – à l’origine de l’opération – n’a pas bougé. Pas plus que celui de Kering lorsqu’une de ses marques phares, Balenciaga, s’est retrouvée, fin 2022, sous le feu des projecteurs pour sa campagne publicitaire jugée ouvertement pédopornographique. Un scandale que certains dans les agences de notation extra-financière ne perçoivent pourtant pas comme une controverse. « C’est une pratique publicitaire, certes malvenue, pour faire parler d’eux, c’est tout, balaie un intervenant. En outre la publicité a très vite été retirée ». Preuve qu’en matière d’ESG, tout est une affaire de perception…
- Certains acteurs réfléchissent toutefois à la manière de capter cette hétérogénéité et lui donner du sens. C’est par exemple le cas de la fintech ValueCoMetrics, qui propose aux asset managers (et bientôt aux agences de notation) d’agréger l’ensemble de leurs notes ESG propriétaires, en les anonymisant, pour en tirer des enseignements. « On a ainsi pu constater que les scores de Teleperformance avant la controverse variaient beaucoup d’un gérant à un autre, notamment sur les aspects de gouvernance, mais pas sur le pilier social qui était assez mal noté par tous, explique Mariem Mhadhbi, co-fondatrice de ValueCoMetrics. Nous allons désormais étudier ce que le niveau de dispersion des notes peut nous dire sur la probabilité d’un événement de marché. » Un signal faible qui serait bien utile aux gérants.
Un effort de clarté
Au cœur de la polémique, se trouve le système de notation extra-financière. Ces scores ESG sont utilisés par les gérants pour savoir si un titre est ou non éligible sur le plan de la responsabilité sociale d’entreprise (RSE) : en l’occurrence, celui d’Orpea était tout à fait correct. L’affaire a ainsi mis en évidence le manque de fiabilité de ces notes et jeté l’opprobre sur les agences qui les établissent. Reconnaissant la faible maturité de leurs méthodologies, certaines ont amendé leur approche à la suite du scandale et complété la liste des indicateurs étudiés. « Nous avons ajouté plusieurs éléments dans notre analyse des acteurs du secteur des services de santé, tels que la présence d’un programme pour les lanceurs d’alerte, le process de remontée des incidents le long de la chaîne managériale ou encore le nombre de jours de formation des collaborateurs sur les questions de sécurité des pensionnaires », énumère Axel Pierron, directeur relation clients chez Morningstar Sustainalytics.
Au-delà de ces ajustements de leur méthodologie, les agences de notation ont surtout été obligées d’expliquer bien plus clairement ce que disent leurs scores… et surtout ce qu’ils ne disent pas. « Nos notations ne sont pas une opinion sur la performance extra-financière future de l’entreprise, souligne Emmanuel de La Ville, fondateur d’EthiFinance. Nous collectons des informations, nous les homogénéisons et nous communiquons un score, mais ce n’est pas une opinion, du moins pas encore car notre métier est encore jeune. » Certaines ont aussi dû davantage souligner le parti pris de leur approche, fondée sur le principe de la matérialité financière : « Nous ne notons pas la performance ESG d’une entreprise en tant que telle mais le risque que sa performance financière soit affectée par des considérations ESG », indique Axel Pierron. Même les controverses majeures comme celle d’Orpea, qui conduisent à un décrochage massif du cours, ne sont pas prises en compte de manière centrale dans les scores. « Les controverses sont un facteur important de l’analyse mais c’est loin d’être le seul : l’approche de l’entreprise notée est très holistique », observe Olga Emelianova, responsable de la recherche sur les controverses chez MSCI.
Vers la fin du « best-in-class » ?
- Cinquième sur 113 chez Sustainalytics, quatrième sur 47 chez Vigeo Eiris (aujourd’hui Moody’s ESG), dans le top 10 parmi 103 sociétés chez ISS ESG : lors de la présentation de ses résultats semestriels en septembre 2021, Orpea mettait encore fièrement en avant les scores qu’elle avait obtenus chez quelques grandes agences de notation extra-financière. Avec à chaque fois la même approche : donner son classement par rapport aux autres entreprises du secteur. Une présentation partiellement trompeuse. « Orpea était quatrième au sein de l’industrie de la santé privée, mais c’est un secteur qui concentre beaucoup de risques ESG : au global, elle était plutôt classée entre 6 000 et 7 000 sur 13 000 sociétés notées », souligne Axel Pierron, chez Sustainalytics.
- Cet exemple illustre les limites d’une des stratégies de gestion ESG les plus répandues en France : le « best-in-class ». Investir en ne choisissant que les « meilleurs élèves de la classe » par secteur expose à des risques de divergence entre le discours responsable de la société de gestion et la réalité de la composition du portefeuille. A l’image des fonds « article 9 » selon SFDR qui se font épingler parce qu’ils détiennent des exploitants d’énergies fossiles et des compagnies aériennes.
- Conscients de ces limites du « best-in-class », certains gérants lui préfèrent l’approche « best-in-universe », qui les libère des contraintes sectorielles. « Nous cherchons, dans l’ensemble de notre univers d’investissement, des pratiques mais aussi des modèles d’affaires qui sont plus vertueux sur le plan ESG que les autres, indique Jean-Philippe Desmartin, chez Edmond de Rothschild AM. Comme les services de santé sont des secteurs à risques sociaux élevés, nous les évitons dans la plupart des cas et nous privilégions plutôt, dans le domaine de la santé, le matériel médical. » Une approche que les controverses récentes tendent à promouvoir.
«Le scandale Orpea confirme l’importance de développer des méthodologies et des capacités d’analyse ESG en interne. »
L’impossible audit des données
Ces efforts de clarification, quoique bienvenus, ne résolvent qu’une partie du problème. La question de la qualité de la note utilisée, elle, reste entière, gérants et agences se renvoyant la balle sur ce sujet. « Les asset managers doivent aller au-delà du score lui-même et regarder quelles sont les sources de risques majeurs que nous avons identifiées pour chaque entreprise, pointe Axel Pierron. Dans le cas d’Orpea, nous en mentionnions deux : la qualité des produits et services – en l’occurrence, le service rendu aux résidents – et la gestion du capital humain. Ce sont bien ces risques qui ont été mis en lumière par le scandale. » Les gérants, eux, regrettent le manque d’ancrage des notations dans la réalité de l’entreprise. « Les agences se focalisent sur la gouvernance liée aux sujets ESG, les process mis en place, les équipes qui y ont été affectées, mais elles ne s’intéressent pas suffisamment aux résultats vraiment obtenus, matérialisés par l’évolution positive ou négative des indicateurs. Pourtant, les données existent désormais, regrette Jean-Philippe Desmartin, directeur de l’investissement responsable chez Edmond de Rothschild AM. Les méthodologies des agences n’ont pas évolué assez vite. Le scandale Orpea confirme l’importance de ne pas tout sous-traiter et de développer des méthodologies et des capacités d’analyse en interne. »
Que l’évaluation soit faite par la société de gestion ou par l’agence de notation, le vrai enjeu reste toutefois le même : être capable de remettre en question la présentation nécessairement enjolivée des entreprises en matière de RSE. Or la vérification en profondeur qui s’impose n’est, à ce stade, pas assurée. « La DPEF (déclaration de performance extra-financière) d’Orpea était une vraie carte postale, avec des taux de satisfaction du personnel affichés à 90 % ! », rappelle un professionnel de la notation. Pour crédibiliser ces rapports, il faudrait un audit sérieux, ce qui n’est pour l’instant pas vraiment le cas. La directive européenne CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive), qui vient d’être votée et qui va significativement durcir les obligations de transparence des sociétés, a perçu le problème et tente d’y répondre, sans y parvenir véritablement. La directive pose en effet l’obligation de faire auditer par des tiers indépendants les informations ESG publiées. Mais elle prévoit aussi que ces tiers pourront s’en tenir à une validation sur la base d’un « niveau d’assurance modérée. Le palier le plus exigeant, celui de l’« assurance raisonnable », n’est demandé aux auditeurs qu’à partir de 2028. En attendant, les analystes ESG des sociétés de gestion sont poussés à mener l’enquête par eux-mêmes. Mais il est illusoire de croire, étant donné le nombre de valeurs dans les portefeuilles des gérants, qu’ils parviennent à le faire pour toutes.
«La stratégie d’engagement collaboratif avec les opérateurs de maisons de retraite, que nous avions initiée en 2021, s’est trouvée significativement accélérée dans le cas de Korian. »
Des signaux faibles à capter
A défaut de disposer d’une information exhaustive fiable, ces investisseurs responsables essaient de se fier aux signaux faibles, ces informations connotées négativement, de faible ampleur mais qui peuvent donner l’alerte sur un problème plus vaste. Un de ces signaux particulièrement instructifs dans le cas des controverses sur le plan social est la place accordée aux syndicats au sein de l’entreprise. « Ne pas respecter le droit syndical est une alerte grave qui annonce souvent d’autres problèmes, met en avant Nathalie Lhayani, présidente du Forum pour l’investissement responsable (FIR). Ainsi, dès 2020, Teleperformance avait fait l’objet d’une saisine par la fédération syndicale UNI Global Union, pour violation du droit syndical, en lien avec sa gestion de la crise sanitaire dans ses centres d’appel en France et à l’étranger. A partir de 2019, le FIR a organisé avec la fédération syndicale des “briefs investisseurs” permettant de recueillir les témoignages de salariés en Colombie, aux Philippines et en Espagne. » Pour les maisons de retraite, le sujet avait aussi été soulevé dès 2021 par un collectif d’investisseurs fédéré autour, là encore, d’UNI Global Union.
Ces signaux faibles sont aussi à rechercher dans le champ de la gouvernance, le G de l’ESG étant souvent mieux maîtrisé par les gérants. S’intéresser au parcours et à la réputation des administrateurs peut par exemple mettre la puce à l’oreille sur de potentielles dérives d’une entreprise. La frontière entre les aspects financiers et extra-financiers étant souvent poreuse, il peut aussi être instructif de regarder les choix comptables opérés. « Une solution qui fonctionne bien est de s’intéresser aux pratiques comptables agressives, car elles peuvent être révélatrices de mauvaises pratiques bien plus généralisées », avance Sébastien Thevoux-Chabuel, responsable ESG de Comgest. Une technique qui avait permis à certains gérants responsables de se tenir à l’écart d’une valeur comme Wirecard bien en amont de la révélation de ses fraudes massives. Mais cela ne fonctionne pas toujours. « Nous avions fait appel à un cabinet spécialisé dans ce domaine dit du “forensic accounting” pour analyser le cas d’Orpea et rien n’en était ressorti », concède Sébastien Thevoux-Chabuel.
Analyste, pas journaliste…
- Il a fallu trois ans d’enquête, 250 témoignages et la fuite de dizaines de documents confidentiels au journaliste Victor Castanet pour écrire « Les Fossoyeurs ». Une profondeur d’investigation dont sont loin de pouvoir faire preuve les agences de notation extra-financière. Au-delà du temps passé, c’est aussi la nature des informations utilisées qui n’est pas la même entre le travail d’un analyste ESG et celui d’un journaliste. « Dans notre méthodologie, toute information qui nous est donnée par l’entreprise sur une controverse qui la touche doit être publique : nous n’acceptons pas des informations qui nous seraient exclusivement réservées », indique Olga Emelianova, chez MSCI. De même, l’analyste d’une agence se déplace souvent très peu. « Cela peut arriver quand il faut récupérer une information importante sur laquelle les entreprises ne communiquent jamais : nous allons par exemple sur les salons professionnels dédiés à la défense pour savoir quels types d’armement sont véritablement proposés par les fabricants », cite Axel Pierron, chez Sustainalytics. De même, les réseaux sociaux ne sont pas retenus comme une source car la qualité de l’information n’y est pas garantie. Alors qu’elles sont en lien avec les ONG, les agences semblent plus précautionneuses avec les informations émanant des syndicats, redoutant leur partialité.
- Les sociétés de gestion, quant à elles, sont prêtes à plus de flexibilité : tout ce qui peut les aider à se forger une opinion et à identifier des signaux faibles est recherché. « Avant d’investir dans Orpea, nous avions rencontré des anciens collaborateurs, des concurrents, des dirigeants d’autorités de la santé, liste Sébastien Thevoux-Chabuel. Nous avions visité plusieurs établissements, choisis justement car ils étaient dans des zones économiques tendues. Nous avions étudié l’histoire de l’entreprise, creusé les conflits d’intérêts potentiels. Même si cela n’a pas suffi avec Orpea, je suis convaincu qu’un analyste ESG doit toujours rester paranoïaque. » Un qualificatif que ne renierait pas, en théorie, un journaliste.
Le dilemme du désinvestissement
Les gérants responsables se disent à l’écoute de ces alertes. Beaucoup assurent, quand un scandale éclate, qu’ils étaient justement en train de réfléchir à désinvestir. Quelques-uns, de fait, l’avaient fait ou étaient en train de le faire pour Orpea, au moment de la sortie du livre « Les Fossoyeurs ». Mais ce qui fait basculer leur décision est souvent ténu. « Dans le cas d’Orpea, nous avions d’un côté des signaux faibles négatifs comme l’absence d’un comité ESG adossé au conseil d’administration et plusieurs articles de presse faisant état de problèmes dans les établissements, et de l’autre un discours rassurant du management qui mettait en avant les efforts accomplis en matière de formation du personnel et d’audit, relate Augustin Vincent, responsable de la recherche ESG chez Mandarine Gestion. Au final, la décision de sortir ou de rester a vraiment reposé sur la sensibilité du gérant. Avant l’éclatement du scandale, nous avions désinvesti de tous nos fonds, notamment grâce aux éclairages apportés par l’analyse extra-financière. »
Les gérants mettent ainsi toujours en avant le même dilemme lorsque les nuages s’amoncellent au-dessus d’une entreprise : soit ils s’écartent de la valeur pour éviter l’orage, quitte à se tromper ; soit ils s’y accrochent une fois l’orage déclenché car c’est aussi le moyen pour eux de peser sur les décisions du management et sortir par le haut de la crise. A part Mirova, aucun gérant n’a tenté cette stratégie d’influence avec Orpea suite à la parution du livre. « Il nous semblait très difficile de reconstruire dans une situation aussi désastreuse sur tous les plans, soupire Frédéric Ponchon, directeur de la recherche et de la stratégie ISR chez Sycomore AM. En revanche, l’éclatement du scandale chez Orpea a eu un impact sur les relations que l’on entretenait avec d’autres sociétés. Ainsi, la stratégie d’engagement collaboratif avec les opérateurs de maisons de retraite, que nous avions commencée en 2021 en lien avec la fédération syndicale internationale UNI Global Union, s’est trouvée significativement accélérée dans le cas de Korian. Nous avons obtenu beaucoup plus de transparence sur une série de sujets, comme la sécurité des collaborateurs, le taux d’encadrement des résidents ou encore la qualité des soins. » Reste désormais à voir ces indicateurs s’améliorer, une gageure dans un secteur où l’équation économique est toujours aussi délicate.
Dans le cas de Teleperformance, beaucoup de gérants, échaudés par l’affaire Orpea, ont préféré jeter l’éponge rapidement. Quelques-uns ont tout de même fait le choix de poursuivre le dialogue. « L’entreprise a rapidement accepté de signer un accord avec UNI Global Union, ce qui nous est apparu comme positif, souligne Augustin Vincent. Nous avons donc continué notre travail d’engagement collectif et nous sommes en train de finaliser une liste de demandes que nous allons faire parvenir au management, telles que la publication d’un taux de rotation du personnel par poste ou l’uniformisation de leur politique en matière de santé et de sécurité des salariés à l’échelle mondiale. »
«Certains vendeurs à découvert pourraient se positionner sur des valeurs sujettes à des controverses extra-financières, misant sur le fait que beaucoup d’investisseurs ne prendront pas le risque de rester exposés. »
Un risque croissant de manipulation
Rester au capital et renforcer le dialogue est, de fait, un chemin semé d’embûches. Pour autant, désinvestir dès la première alerte peut aussi se révéler problématique, en particulier sur le plan financier. « Il est difficile de trouver le bon tempo de sortie : si on réagit trop vite à une controverse, on risque de perdre si elle s’avère infondée », relève Sébastien Thevoux-Chabuel. Or le risque de désinformation – voire de manipulation – s’est beaucoup accru avec l’engouement pour la finance durable. En effet, plus il y a de gérants qui se revendiquent responsables, plus l’émergence d’une controverse ESG peut conduire à des ventes paniques de la part de ces acteurs qui veulent préserver leur image. Le décrochage brutal de Teleperformance en novembre dernier, suite à un simple tweet – en espagnol – du ministère du Travail colombien, a ainsi suscité de l’inquiétude dans le secteur de la gestion d’actifs. « On peut redouter que certains vendeurs à découvert se positionnent sur des valeurs sujettes à des controverses extra-financières, misant sur le fait que beaucoup d’investisseurs ne prendront pas le risque de rester exposés et sortiront à tout prix », se projette Sébastien Thevoux-Chabuel. Certes, dans le cas de Teleperformance, rien ne prouve qu’un tel scénario se soit déroulé mais il reste crédible. « C’est en particulier un risque pour les investisseurs européens soumis au règlement SFDR et à ses notions de DNSH (“do no significant harm”) et de “minimum safeguards” », poursuit-il. Ces dernières imposent en substance au gérant de s’assurer que ses investissements qualifiés de durables pour leur contribution à l’un des pans de l’ESG ne nuisent pas, de manière indirecte, aux autres. Ainsi, une entreprise active dans les panneaux solaires qui se trouverait suspectée de non-respect des droits humains sur sa chaîne d’approvisionnement pourrait être très rapidement vendue par les fonds ISR pour rester en conformité avec la réglementation. Les vendeurs à découvert, notamment américains, n’auraient qu’à se positionner en face pour profiter du mouvement…
Un an après l’éclatement du scandale Orpea, l’épée de Damoclès des controverses ESG est donc toujours aussi présente, si ce n’est davantage, au-dessus de la tête des gérants responsables. Si des ajustements ont été apportés aux méthodologies, ils restent marginaux. Une forme de fatalisme domine : la plupart des acteurs de la finance durable sont ainsi convaincus que d’autres controverses extra-financières similaires surviendront, tout comme se sont succédé les scandales d’ordre financier, d’Enron à Wirecard en passant par Parmalat. « Ce qui a vraiment changé depuis un an, c’est la prise de conscience, au niveau des directions générales et des conseils d’administration des gestionnaires d’actifs, qu’il fallait être beaucoup plus précautionneux dans le message véhiculé sur les aspects de durabilité », souffle Jean-Benoît Gambet, fondateur du cabinet de conseil Moonshot. On peut toutefois douter que les épargnants responsables seront convaincus par ces précautions oratoires dans des documents qu’ils lisent à peine. Ce qu’ils veulent, eux, c’est simplement l’assurance que leur argent n’ira pas financer la maltraitance et la fraude.
Les agences de notation extra-financière dans le viseur des régulateurs
- Les controverses de l’année 2022 ont rappelé le besoin d’encadrer les acteurs de la notation extra-financière. Face au poids pris par ces agences spécialisées dans l’écosystème de la gestion d’actifs, et au risque de greenwashing lié à l’utilisation de ces notes, plusieurs autorités ont commencé à travailler à leur encadrement réglementaire.
- Au Japon, cela prend, depuis l’été dernier, la forme d’un code de bonne conduite. Une piste également poursuivie par le Royaume-Uni. Les Etats-Unis se saisissent du sujet sous le prisme d’une extension de la régulation applicable aux agences de notation de crédit traditionnelles. En Europe, l’Esma a interrogé le marché pour poser les jalons d’un futur texte, en écho à un appel lancé par l’AMF française et son homologue néerlandais dès 2020. Les enjeux de transparence et de réactivité des agences y sont à chaque fois centraux.