La hausse des taux d’intérêt a conduit les compagnies d’assurance à renforcer leurs investissements dans les obligations et la dette privée. Si la réglementation (Solvabilité ou normes IFRS) n’est pas favorable aux actions, les experts prévoient une hausse nécessaire des investissements dans cette classe d’actifs associée à des problématiques de long terme comme la durabilité et la souveraineté.
Entretien croisé avec Nicolas Boulet (droite), directeur des investissements et membre du comité exécutif d’Allianz France à partir du 1er janvier 2025 et Rémi Lamaud (gauche), expert solutions chez Ostrum AM.
Avez-vous des inquiétudes quant à l’impact du risque politique sur la dette française ?
Rémi Lamaud : Nous n’avons pas d’inquiétudes sur la capacité de la France à rembourser sa dette. Le risque politique crée de l’incertitude, mais celle-ci est déjà prise en compte dans l’écart de crédit entre la dette souveraine française et la dette souveraine allemande. Nous ne pensons donc qu’il ne devrait pas durablement s’élargir à moyen terme. En ce qui concerne les portefeuilles de nos clients, la proportion de dettes françaises est variable. Pour ceux dont les investissements sont réduits sur cette classe d’actifs, l’écartement des spreads est plutôt une opportunité afin de bénéficier d’un rendement plus élevé.
Nicolas Boulet : Les spreads se sont déjà beaucoup écartés depuis l’annonce de la dissolution de l’Assemblée au mois de juin dernier. Nous ne ressentons pas d’inquiétudes en ce qui concerne la dette française. En revanche, nous sommes attentifs au risque politique car il crée de l’incertitude pour tous les acteurs économiques avec un impact potentiel sur la croissance. Les investisseurs en dehors d’Europe perçoivent ce risque politique en France et en Allemagne à travers la perspective d’une nouvelle élection et envisagent un découplage entre la croissance de la zone euro et celle du reste du monde. D’un point de vue investisseur, un nouvel écartement des spreads peut générer des opportunités. La dette française est très liquide, elle est diverse et possède des maturités très longues qui sont idéales pour gérer le passif des assureurs. Elle est donc très demandée.
Vos investissements dans la dette souveraine sont-ils diversifiés ou centrés sur la France ?
Nicolas Boulet : L’Europe représente la majorité de nos investissements en dette souveraine et quasi-souveraine, à cela s’ajoute une diversification à travers la dette américaine, anglaise et émergente. Nos portefeuilles sur cette classe d’actifs sont relativement diversifiés.
Rémi Lamaud : Les compagnies d’assurances disposent d’une allocation relativement diversifiée en dette souveraine au sein de la zone euro (Allemagne, Autriche, Belgique, Pays-Bas, etc.). La remontée des taux d’intérêt leur a permis de revenir sur certaines signatures très bien notées comme celle de l’Allemagne. Nous avons assisté à un rééquilibrage des allocations sur cette classe d’actifs ces dernières années.
Comment avez-vous fait évoluer votre allocation d’actifs en 2024 ?
Nicolas Boulet : Nous nous sommes renforcés en début d’année sur le souverain afin d’augmenter la duration de nos portefeuilles, les points d’entrée étant attractifs. De même, nous avons cherché du rendement en nous positionnant davantage en début d’année sur le crédit. Depuis, les spreads se sont bien resserrés. Nous avons également augmenté nos investissements dans la dette privée principalement corporate et plus à la marge dans la dette infrastructure. La dette privée corporate est aussi un moyen d’investir dans les territoires. De son côté, la dette infrastructure possède une maturité longue qui correspond à notre activité et elle permet aussi de financer la transition énergétique. Dans les portefeuilles actions, face à la grande concentration des indices en particulier aux Etats-Unis, nous avons cherché à rééquilibrer nos portefeuilles en investissant dans les petites et moyennes capitalisations. Nous sommes en revanche moins actifs sur le capital investissement et les infrastructures en capital. Enfin, le marché immobilier a commencé à redémarrer cette année, nous en avons profité pour réaliser quelques arbitrages. Pour 2025, nous allons continuer dans cette optique de recherche de rendement en investissant dans le crédit corporate, si les spreads remontent, et dans la dette privée. Nous allons aussi continuer à investir dans les actions en considérant les enjeux de souveraineté et de durabilité. Enfin, en ce qui concerne l’offre en unités de comptes (UC), nous souhaitons nous développer davantage dans les actifs réels notamment en lien avec la loi Industrie verte.
Rémi Lamaud : Nous avons aussi constaté que les compagnies d’assurances ont augmenté leurs investissements dans la dette privée. Pour 2025, nous serons attentifs aux mouvements de taux d’intérêt. Nous nous attendons à une certaine volatilité sur les marchés de taux d’intérêt avec une tendance à la hausse des taux car notre scénario considère une augmentation de l’inflation à moyen terme en lien notamment avec la nécessité de financer de la transition énergétique. Cette augmentation des taux d’intérêt favorisera la relution des portefeuilles et donc une hausse des rendements servis aux assurés. Il existe par ailleurs beaucoup d’incertitudes liées à l’économie mondiale et à la géopolitique. Sur la partie actions, la croissance va être sans doute plus faible en Europe et elle sera déconnectée des Etats-Unis. Cela pourrait se ressentir dans les cours.
Quels changements réglementaires sont attendus ?
Rémi Lamaud : Nous attendons tous la promulgation de la réforme de Solvabilité 2. Pour la gestion d’actifs, elle aura surtout un effet sur le risque de taux d’intérêt et sur les actions de long terme. Nous attendons de nouvelles modalités d’application des critères pour les investissements à long terme en actions. Aujourd’hui, la règle permettant de bénéficier d’un coût en capital réduit pour des investissements en action dans une optique de long terme est difficile à mettre en œuvre, ce qui freine les initiatives. En matière de taux d’intérêt, il y aura moins d’impact car nous avons observé un meilleur alignement des durations des actifs par rapport aux passifs. La hausse des taux d’intérêt a en effet conduit les compagnies d’assurances à réduire les écarts entre leur passif et leur actif. Le risque de taux d’intérêt est plus réduit aujourd’hui. Par conséquent, les changements dans les modalités de calcul des chocs de taux d’intérêt ne devraient avoir qu’un impact modéré sauf pour les compagnies d’assurances qui possèdent des passifs assez longs. Sur les aspects comptables, le passage des normes IFRS 9 à IFRS 17 est achevé, mais les choix de classement sont encore soumis à réflexion notamment en ce qui concerne les actions. Pour rappel, les variations de valeur des actions peuvent être intégrées soit dans le compte de résultat, ce qui crée beaucoup de volatilité et à tendance à réduire l’usage des actions, ou bien dans les fonds propres. Cette deuxième possibilité pousse les acteurs à rechercher des actions à hauts dividendes. Enfin, il est intéressant d’observer un intérêt accru pour les problématiques de couverture. Sous le régime de Solvabilité 1, les compagnies d’assurances faisaient peu appel à aux instruments de couverture, en revanche, sous Solvabilité 2 avec des bilans en prix de marché, il est plus courant d’utiliser des couvertures. Les changements comptables poussent aussi à l’utilisation plus systématique de couvertures afin de lisser les variations des prix de marché.
Nicolas Boulet : Nous raisonnons en modèle interne. Mais, il n’y a pas de grande différence en matière d’allocation entre les compagnies d’assurances qui s’appuient sur un modèle interne et celles qui utilisent un modèle standard. Nous essayons de détenir une part d’actions et en particulier des actions dans le non-coté et dans les infrastructures en privilégiant une détention longue. Par ailleurs, depuis deux ans, les normes comptables ont changé. Nous n’avons pas prévu de changer nos stratégies. Nous possédons une stratégie actions orientée sur les hauts dividendes dans les portefeuilles IARD qui nous convient parfaitement. Nos stratégies de couverture ont aussi évolué début 2023 afin de limiter l’impact de la volatilité sur notre résultat.
Comment prenez-vous en compte le climat dans vos allocations ?
Rémi Lamaud : Nos clients travaillent sur une multitude d’indicateurs qui permettent d’analyser les entreprises sous des axes non financiers comme la production de carbone, le calcul des températures, l’alignement des portefeuilles avec les accords de Paris, etc. Nous sommes aussi amenés à introduire une évaluation de la biodiversité dans les investissements. Nous pouvons travailler avec des fournisseurs de données multiples. L’enjeu étant maintenant de faire cohabiter des données qui ne sont pas forcément conciliables et de faire s’exprimer les assureurs ou leurs clients finaux sur leurs souhaits en matière de critères extra-financiers. Quels indicateurs ? A quelle vitesse souhaitent-ils faire évoluer leur portefeuille pour s’aligner avec ces indicateurs ? Ces problématiques nous animent au quotidien. Nous travaillons en ce sens avec les compagnies d’assurances qui ne peuvent avancer que de façon progressive puisque les portefeuilles d’investisseurs de long terme évoluent lentement. Même si des arbitrages sont possibles, ils sont conditionnés à des contraintes comptables qui limitent la capacité à réorienter rapidement les portefeuilles. Nous mobilisons ainsi notre savoir-faire sur la façon dont il est possible d’avancer de façon cadencée sur une trajectoire donnée. Cette activité mobilise toutes nos équipes. A plus court terme, nous prenons également en compte les critères extra-financiers lors des émissions primaires. Nous réalisons des simulations sur l’impact des achats de titres sur la valeur actuarielle, mais aussi sur la trajectoire extra-financière des portefeuilles. Beaucoup de nos clients ont signé des accords qui prévoient de réduire drastiquement leur impact en gaz à effet de serre et nous les aidons à répondre à leurs engagements. La gestion d’actifs est devenue indissociable de la gestion de la durabilité des portefeuilles.
Nicolas Boulet : Nous sommes membre fondateur de la Net Zero Asset Owner Alliance (NZAOA) qui induit des engagements pour décarboner les portefeuilles d’investissement. L’objectif annoncé en 2019 était de diminuer de 25 % notre empreinte carbone à fin 2024. Nous l’avons atteint chez Allianz France à fin 2023. Nous sommes maintenant concentrés sur l’atteinte de la seconde borne, avec une baisse de 50 % des émissions de carbone de notre portefeuille à l’horizon 2030. Pour cela, nous menons des actions avec les sociétés de gestion avec lesquelles nous collaborons sur nos investissements dans les obligations corporate depuis plus de cinq ans. L’autre aspect de nos engagements en matière de climat relève du financement de la transition énergétique. Les « green bonds » représentent ainsi une part de plus en plus importante de nos investissements et nous restons investis dans les infrastructures, en particulier dans les énergies renouvelables dans le solaire et l’éolien on-shore et off-shore. Nous avons investi près de 700 millions d’euros via le portefeuille d’Allianz France dans les énergies renouvelables. Nous avons récemment publié une nouvelle politique en matière d’investissement dans le secteur du pétrole et du gaz avec une date d’entrée en application à partir de janvier 2025. En pratique, cette politique vient réduire fortement la liste des émetteurs sur lesquels nous pouvons investir. Elle constitue la suite naturelle de notre politique sur le charbon, publiée en 2015. En parallèle, nous menons des politiques d’engagement auprès des émetteurs pour les amener à s’inscrire dans une trajectoire bas carbone, et pouvons aller jusqu’au désinvestissement si un émetteur ne souhaite pas s’engager dans cette voie. En ce qui concerne d’autres actifs comme l’immobilier par exemple, la transformation du portefeuille est plus longue. Nous rénovons progressivement nos bâtiments afin qu’ils soient en ligne avec les accords de Paris sur le climat, mais cela prend plus de temps car nous devons attendre un changement de locataire avant d’engager des travaux.
Les évolutions démographiques se sont accélérées, celles-ci sont-elles prises en compte dans votre gestion ?
Rémi Lamaud : Le vieillissement de la population va induire des changements en matière d’allocation et sans doute conduire à davantage investir dans les actions. Aux Etats-Unis, les fonds de pension s’inscrivent dans un modèle d’allocation stratégique comprenant 40 % d’actions et 60 % d’obligations. En Europe, les investisseurs institutionnels sont en dessous de ce niveau dans les investissements en action. La part en actions était supérieure sous le régime de Solvabilité 1, mais avec l’arrivée de Solvabilité 2 et avec les changements de normes comptables, elle a fortement diminué. Il nous semble qu’elles devraient augmenter à l’avenir, ne serait-ce que parce que les investisseurs souhaitent investir dans la transition numérique et énergétique.
Nicolas Boulet : Les changements démographiques ont aussi un impact sur la croissance des différentes zones géographiques. Les évolutions démographiques ne sont pas favorables par exemple à la Chine où le vieillissement de la population s’accélère, ce qui n’est pas positif pour la croissance. Nos gérants prennent en compte ces tendances de long terme dans leurs choix d’investissement.
Avez-vous intégré l’intelligence artificielle à vos process ?
Rémi Lamaud : Nous avons tous commencé à utiliser l’intelligence artificielle (IA), pour organiser des textes par exemple ou établir la synthèse d’une réunion. L’IA s’invite aussi dans les analyses notamment en matière de crédit. Mais elle peut également induire un risque dans la mesure où les modèles fondés sur l’IA fonctionnent sur des probabilités et peuvent conduire à une uniformisation des choix. Il serait alors possible de passer à côté des « cygnes noirs », ces événements très peu probables, mais que l’on observe tout de même. A l’inverse, l’IA permet aussi d’être plus efficace et d’analyser des classes d’actifs plus exotiques ou d’augmenter la productivité.
Nicolas Boulet : Les équipes de l’unité investissement d’Allianz France utilisent ces nouveaux outils qui améliorent la productivité. Cela nous permet de passer plus de temps sur des tâches à plus haute valeur ajoutée et de créer davantage de valeur pour nos clients. Nous nous appuyons aussi sur l’IA pour réaliser des simulations à partir de notre modèle interne et de tester différentes stratégies d’investissement. Nous avons investi aux côtés de gérants utilisant des modèles NLP (en traitement de langage naturel) afin d’aller chercher des idées d’investissement, d’identifier des tendances… Enfin, ce thème d’investissement est présent dans nos portefeuilles et devrait le rester. Nous sommes toutefois attentifs aux valorisations des sociétés qui opèrent dans le domaine de l’IA à chaque fois que nous investissons.
Répartition des encours d’Allianz France sur le segment Life & Health :
Obligataire : ~82 %
Actions : ~5 %
Alternatifs : ~5 %
Immobilier : ~8 %
Chiffres clés Ostrum AM
Effectifs en gestion assurantielle : 27 gérants assurantiels taux, actions, multi-actifs appuyés par 40+ experts de la recherche
Encours mandats gestion assurantielle : 265 Md€