En 2021, l’appétit des investisseurs pour les actifs alternatifs non cotés ne s’est pas démenti, les flux de capitaux ayant été massifs. Pour autant, les investisseurs sont attentifs à la transformation de certains sous-jacents. En immobilier par exemple, le bureau est affecté par le développement du télétravail et cela se traduit par des rendements différenciés selon les produits. De même, la capacité de résistance à la crise sanitaire est variable dans les infrastructures en particulier dans les domaines traditionnels.Le positionnement des investisseurs évolue afin de prendre en compte les changements récents, mais aussi d’intégrer les opportunités à moyen/long terme. Et parmi ceux-ci figurent en bonne place la numérisation et le verdissement des villes. L’immobilier comme les infrastructures se situent au cœur du concept de « villes intelligentes » pour peu qu’ils s’appuient sur le développement durable et la connectivité.
Bilan 2021, tendances de marché
L’appétit des investisseurs est-il toujours aussi grand pour les actifs non cotés ?
Joël Prohin, directeur du département de la gestion des placements de la Caisse des Dépôts (CDC) au sein de la direction des gestions d’actifs : Les flux d’investissement dans les actifs non cotés ont été encore très élevés en 2021 et devraient se poursuivre sur la même lancée en 2022. Et cela malgré le contexte inflationniste et une remontée possible, mais modérée, des taux d’intérêt. Sur le marché, les flux d’investissement ont été significatifs l’an dernier, mais cela n’a pas empêché une augmentation de la « poudre sèche », c’est-à-dire des flux d’investissement collectés, mais non encore investis.
En ce qui concerne plus spécifiquement la Caisse des Dépôts, nous avons été partie prenante de plusieurs initiatives de place qui ont contribué à alimenter les fonds spécialisés en actifs non cotés, en particulier les PPR (Prêts participatifs Relance) et les OR (Obligations Relance) ainsi que les fonds de relance durable France, adoptés en 2020, mais dont le déploiement s’est poursuivi en 2021. La Caisse des Dépôts a ainsi encore battu un record en 2021 en matière d’investissements dans le non-coté au sens large, que cela soit en immobilier, en infrastructure, en capital-investissement ou dans les fonds de dette. Il faut tenir compte, pour mesurer nos investissements, des caractéristiques propres à la Caisse des Dépôts : nous possédons trois grandes poches d’investissement dont une dédiée aux territoires qui est couverte par la Banque des Territoires. Cette dernière a été très active l’an dernier dans les infrastructures. De plus, la Caisse des Dépôts a développé ses participations stratégiques : elle s’est renforcée dans GRT Gaz et s’est aussi positionnée à hauteur de 20 % dans le capital du « Nouveau Suez » dans le cadre du rachat de Suez par Veolia. Les encours gérés par la Caisse des Dépôts ont significativement augmenté en 2021, en premier lieu via le Livret A dont la centralisation de 60 % de la collecte finance le logement social.
L’exposition aux infrastructures est relativement faible dans le cadre du portefeuille institutionnel géré par la direction des gestions d’actifs car la Caisse des Dépôts investit énormément dans les infrastructures dans le cadre de la Banque des Territoires. Le portefeuille institutionnel en gestion d’actifs de la Caisse des Dépôts prend en compte les investissements réalisés par ailleurs au sein du Groupe. Au niveau groupe, la proportion d’actifs réels est bien plus élevée que dans le seul cadre du portefeuille de gestion d’actifs qui mène des opérations diversifiées sur l’ensemble des classes d’actifs non cotés dont le volume représente régulièrement entre 5 et 10 % du portefeuille total.
Christian de Kerangal, directeur général de l’Institut de l’Epargne Immobilière et Foncière (IEIF) : En termes d’investissement en immobilier d’entreprise, les flux enregistrés en 2021 ont été légèrement inférieurs à 2020 et très inférieurs à 2019. D’après BNP Paribas Real Estate, près de 27 milliards d’euros ont été investis en 2021 contre 29 milliards en 2020 et un peu plus de 43 milliards en 2019, qui était une année historique. Comment expliquer ces montants ? Les investisseurs institutionnels affichent toujours un fort appétit pour l’immobilier, mais ils se posent des questions sur l’avenir de certaines classes d’actifs, au premier rang desquelles les bureaux. Ceux-ci restent la principale classe d’actifs dans les portefeuilles institutionnels, ils représentent près de 60 % des actifs immobiliers détenus par ces investisseurs. L’appétit est toujours élevé pour ces actifs, mais avec une reconfiguration des biens recherchés. Les bureaux les mieux desservis en cœur d’agglomération ou situés dans des pôles tertiaires établis sont très recherchés, et la compétition est rude, ce qui entraîne une compression des taux de rendement. Pour les meilleurs, le taux prime se situe aux alentours de 2,6 % alors qu’au début de l’année 2021, ce dernier se situait plutôt autour de 2,8 %. Les investisseurs institutionnels considèrent qu’avec le développement du télétravail, les surfaces nécessaires seront moindres et vont se concentrer dans les pôles tertiaires bien desservis, en particulier dans Paris intra-muros et la proche périphérie ouest pour l’Ile-de-France. En revanche, dans le reste de la première couronne et en seconde périphérie francilienne, ainsi qu’en périphérie des métropoles régionales, les investisseurs se posent de véritables questions sur l’avenir des bureaux moins bien connectés, offrant une flexibilité moins bonne et qui pourraient de ce fait être potentiellement sujets à une obsolescence plus rapide. La compétition se concentre donc sur un volume relativement restreint d’actifs, ce qui se traduit par un moindre volume d’investissement.
Par ailleurs, l’appétit pour la logistique est très important, qu’il s’agisse des grandes plateformes XXL ou de la logistique urbaine. Les besoins en matière de logistique vont continuer à l’avenir à se développer, alors que l’offre est relativement restreinte et que se profile à l’horizon l’objectif « zéro artificialisation nette ». L’appétit pour la logistique conduit à une baisse de la rentabilité pour les meilleurs actifs autour de 3 %. Malgré les perspectives positives de ce marché, on peut légitimement se demander si la baisse des taux prime n’est pas excessive. Les locaux d’activité sont de plus en plus recherchés dans le sillage de la logistique. C’est le cas aussi des actifs de santé, dont l’attrait s’est renforcé depuis le début de la crise sanitaire.
Enfin le résidentiel est aussi très demandé par les investisseurs institutionnels, qu’il s’agisse du résidentiel classique, des résidences gérées pour étudiants ou pour personnes âgées ou des espaces de co-living. Au troisième trimestre 2021, les investisseurs institutionnels avaient investi 5,4 milliards d’euros en résidentiel contre un volume global de 6,8 milliards d’euros l’année précédente. Cela démontre bien que ce segment est en forte croissance, même si en France, nous rencontrons un vrai problème d’offre qui contraint les volumes de transaction.
En revanche, parmi les actifs moins recherchés, citons l’hôtellerie, même si des opérations ont été menées l’an dernier. Le contexte sanitaire ne s’y prête pas, les investisseurs se posant des questions sur la date de reprise de l’activité et sur l’avenir de l’hôtellerie d’affaire. Enfin, le commerce, avec là encore beaucoup de disparités. Les grands centres commerciaux ont beaucoup souffert, même si la fréquentation a aujourd’hui retrouvé de bons niveaux ; en revanche, les « retail parks » fonctionnent bien, ainsi que, dans une moindre mesure les boutiques de pied d’immeuble, sauf dans les zones les plus touristiques qui pâtissent de la fermeture des frontières.
Joël Prohin : Dans l’immobilier de bureau, nous constatons aussi cette nouvelle tendance consistant à privilégier les localisations les mieux desservies en centre-ville. Nous avons réalisé plusieurs investissements ces derniers mois dans Paris intra-muros, dont, par exemple, le siège actuel d’Unibail dans le XVIe arrondissement. Un tel actif nous paraît bien correspondre à la période actuelle car il est loué encore quelques années. Au terme du bail, soit le locataire restera, soit son départ nous permettra de redéployer l’actif post-crise en fonction des besoins du moment avec une localisation qui constitue un facteur de valorisation. Plusieurs baux sont arrivés à terme récemment et nous constatons un grand écart en matière de loyers lors du renouvellement : certains loyers, ceux des meilleurs actifs parisiens, tutoient des sommets alors que des mesures d’accompagnement importantes sont nécessaires pour des localisations plus périphériques. Et dans ce cadre, le pouvoir est clairement du côté des locataires et non des bailleurs. En 2021, nous avons aussi été frappés par le fait que la compétition est devenue féroce sur le résidentiel. La Caisse des Dépôts était revenue en précurseur sur le résidentiel dès 2013, et la compétition a toujours existé, mais elle est devenue féroce l’an dernier avec des acteurs étrangers et français qui étaient absents de ce segment et qui maintenant s’y intéressent. Les taux de rendement se sont ainsi compressés. Nous rejoignons aussi ce qui a été précédemment évoqué à propos de la logistique. Nous n’intervenons pas directement sur ces actifs, mais nous constatons que ce secteur est à la croisée des chemins avec des rendements serrés dans un contexte où la pression foncière s’accroît avec les règles plus strictes sur la non-artificialisation des sols. Enfin, en ce qui nous concerne, nous avons commencé à investir à l’international de façon opportuniste : à Bruxelles qui est peu chère au regard de sa centralité et de son attractivité, et à Londres qui reste incontournable.
Amélie Dauzet, directrice de la gestion immobilière chez Aviva Investors France : L’immobilier reste une valeur refuge pour les investisseurs particuliers ; les fonds immobiliers ont de ce fait maintenu en 2021 des niveaux de collecte historiquement élevés. Les incertitudes liées à la crise sanitaire et à l’augmentation du télétravail n’ont donc pas eu d’impact significatif sur l’appétit des investisseurs pour les fonds immobiliers, dont la plupart sont principalement investis en immobilier commercial.
Le marché de l’immobilier a accéléré sa mutation depuis le début de la crise sanitaire. La hiérarchie des classes d’actifs s’est polarisée autour de la logistique, du résidentiel et de la santé, qui ressortent comme les « gagnants » de cette période particulière. Le commerce et l’hôtellerie ont quant à eux particulièrement souffert. Au milieu de ce classement, l’immobilier de bureaux connaît de nombreuses évolutions qui peuvent être de nature à inquiéter les investisseurs privés. Cependant, alors que les immeubles situés en périphérie souffrent, les locataires sont de plus en plus attirés par les immeubles situés dans les quartiers centraux des affaires. L’ultra-centralité devient un atout indéniable pour concilier le télétravail et le travail sur site.
Ainsi la composition de nos portefeuilles, dont les actifs de bureaux sont principalement situés en cœur de ville, nous a permis de rassurer nos clients. La performance a également été au rendez-vous puisque les valeurs de ces actifs ont continué d’augmenter grâce au double effet de l’augmentation des valeurs locatives et de la compression des taux.
Par ailleurs, notre agilité nous a permis de saisir des opportunités ayant émergé sur le marché en début de crise sanitaire. Je pense notamment à deux immeubles de bureaux que nous avons pu acheter à des prix décotés par rapport aux valeurs d’avant crise et pour lesquels notre travail d’asset management a déjà permis d’augmenter les loyers et donc la valeur des actifs. Ces acquisitions nous ont permis non seulement de rassurer nos clients, mais aussi de démontrer que les arguments que nous avancions depuis plusieurs mois sur les bureaux (ultra-centralité, flexibilité…) étaient les bons !
Enfin, nous avons renforcé les allocations sur la logistique et le résidentiel qui selon nous devraient être d’importants contributeurs de performance dans les années à venir.
Harold d’Hauteville, responsable infrastructure Europe, DWS : 2021 a été une année record en termes de levées de fonds dans les infrastructures, essentiellement dans le cadre des fonds fermés, qui ont enregistré une collecte au niveau mondial de 110 milliards de dollars en ligne avec le pic de 2019. La moitié de ces investissements ont été ciblés sur l’Europe, 35 % sur les Etats-Unis et le reste sur l’Asie et les autres régions. En termes de stratégies, la répartition est assez équilibrée : 35 % des flux se sont dirigés vers les stratégies « cœur » (ou core), 25 % vers les stratégies cœur plus (core plus) et 35 % vers les stratégies à forte valeur ajoutée (value added) et le reste sur des stratégies de niche. Sur les investissements, nous avons comptabilisé 275 milliards d’euros d’investissement qui ont été réalisés en 2021 dont 110 milliards en Europe. Les secteurs clés sont les infrastructures digitales qui ont représenté 40 milliards d’euros d’investissement en Europe. La France a enregistré 10 milliards d’euros d’investissement. Nous constatons en France un retour du rail avec un fort soutien politique et réglementaire car il contribue à la décarbonation des transports de marchandises.
Stéphane Calas, managing director, Cube IM : Nous attendions depuis plusieurs années l’ouverture à la concurrence du rail en France dans le domaine du transport de passagers – nous avons par exemple déjà investi dans ce domaine en Allemagne depuis une quinzaine d’années.
Pour revenir plus précisément sur les chiffres, la poudre sèche rien que sur les fonds européens ressortait l’an dernier à près de 130 milliards d’euros sur un total d’encours sous gestion de l’ordre de 350 milliards. Au-delà de la levée de fonds, nous constatons partout en Europe un engouement très fort pour les infrastructures, en particulier sur celles qui sont liées au déploiement du très haut débit. La fibre est désormais considérée comme la quatrième « utilité » au même titre que l’eau, le gaz ou l’électricité et perçue comme une ressource essentielle. En 2021, plus de vingt transactions en Allemagne, en Angleterre et dans le nord de l’Europe ont porté sur des actifs liés au très haut débit et à la transition numérique qu’il s’agisse de projets « greenfield » non installés ou d’actifs « brownfield » déjà en activité, plusieurs de ces opérations portant sur des investissements de plus d’un milliard chacune. Les investissements dans les datacenters et dans les tours télécoms se sont aussi poursuivis et inscrits dans la consolidation du secteur. La deuxième tendance de fond relève de la décarbonation et de la transition énergétique (production d’énergie renouvelable et réseaux de chaleur par exemple) sur laquelle nous enregistrons des volumes importants de transactions en Europe, en tendance croissante. Enfin, le troisième thème est celui de la mobilité durable. Ce dernier est nouveau puisque les transports publics urbains n’étaient historiquement pas identifiés comme appartenant à la classe d’actifs « infrastructures ». Cependant l’intérêt pour les opérateurs de bus ou de ferries s’est récemment développé compte tenu de leur caractère durable et régulé, et de leur contribution à la décarbonation du transport – généralisation des véhicules électriques et premiers bus à hydrogène. En revanche, les infrastructures dites cœur comme les autoroutes ou les aéroports ont été davantage impactées par la crise sanitaire, comme l’hôtellerie dans le domaine de l’immobilier, avec une visibilité qui reste plus faible sur leur évolution.
René Kassis, directeur des actifs réels et privés, La Banque Postale AM : L’année 2021 vient confirmer l’accélération que connaissent les marchés du non-coté. 10 ans après la crise financière qui a marqué le « temps 1 » de la désintermédiation, la crise sanitaire est une sorte de replay, en version amplifiée, des dynamiques qui l’ont portée sur les fonts baptismaux : des investisseurs qui cherchent plus que jamais des rendements stables et prévisibles dans un contexte de taux bas, des besoins de financements massifs portés par la relance de l’économie, sa digitalisation, son verdissement, ainsi que l’immense chantier de la transition énergétique. L’écosystème des marchés privés est désormais structuré pour durer. En effet, les banques sont toujours actives, mais dans le cadre d’un modèle « Originate to Share » durablement installé, dans lequel elles cherchent à partager les actifs avec les gérants et les investisseurs institutionnels. Les gérants d’actifs, de leur côté, se sont dotés de toutes les expertises et de tous les moyens pour répondre à la demande des investisseurs. Les régulateurs et les autorités de tutelle, que ce soit au niveau européen ou national, adaptent sans cesse le cadre réglementaire afin d’offrir la boîte à outils idoine pour structurer les solutions d’investissements. Les investisseurs ont progressé dans leur courbe d’apprentissage des différents secteurs et acceptent désormais un spectre plus large de profils d’actifs et de couples risque-rendement, rassurés par la résilience de la plupart des classes d’actifs non cotés. Enfin, l’agenda de la finance durable (la réglementation SFDR, l’avènement de la finance à impact) donne un avantage supplémentaire à l’investissement dans les actifs réels et privés, qui se prête plus facilement à la mise en valeur de ces aspects qui sont désormais cruciaux pour les investisseurs.
Si nous faisons un zoom sur chacun des piliers sectoriels de notre plateforme actifs réels et privés, nous constatons d’abord une confirmation de l’engouement pour la dette infrastructure. Notre dernier millésime a battu sa cible en levée de fonds (au-delà des 600 millions d’euros escomptés), et le pipeline est porté par les deux principaux moteurs de croissance que sont la transition énergétique et les infrastructures digitales. Dans le secteur des transports, hormis les aéroports, qui résistent bien néanmoins, nous voyons un redémarrage de l’activité sur les actifs les plus « core ». Le secteur de l’environnement, tout particulièrement les réseaux de chaleurs, est resté actif. Nous voyons aussi de plus en plus des structures de financement avec des tranches de dette junior, porter une dynamique dans laquelle l’offre crée la demande : plusieurs gérants ont développé des offres sur ce produit, pour lequel la demande des investisseurs, à la recherche de rendements qu’ils ne trouvent pas toujours sur la dette senior, est soutenue.
Concernant le marché de la dette immobilière, la logistique et le commerce alimentaire sont les gagnants de la crise. Le résidentiel reste le segment défensif par excellence, mais la liquidité y est importante, se traduisant par un impact sur les spreads, qui sont néanmoins plus attractifs lorsqu’il y a des travaux à financer. L’immobilier de bureau reste actif, mais essentiellement pour les meilleures localisations, en raison des interrogations autour de l’impact du télétravail sur l’équilibre de l’offre et de la demande. De même, nous trouvons de rares mais belles opportunités pour du commerce non alimentaire bien positionné : les rendements y sont attractifs au vu du risque, car il y a moins de liquidités, beaucoup de banques et d’investisseurs ayant boudé ce secteur par principe. En termes de typologie de financements, nous voyons une demande croissante pour du financement unitranche et du financement de développement ou rénovation, qui offrent aujourd’hui un bon rendement, l’offre étant plus réduite. Enfin plus généralement, dans un cycle immobilier plutôt dans sa phase descendante, beaucoup d’investisseurs se déportent de l’investissement en equity (actions) vers la dette, qui permet d’amortir la compression des valorisations des actifs immobiliers sous-jacents.
Concernant la dette corporate, les besoins sont soutenus pour relancer l’activité économique, et accompagner les ETI et PME dont l’activité est fondamentalement saine, mais qui a besoin de liquidité pour traverser le trou d’air qu’a créé la crise sanitaire. Nous avons ainsi vu beaucoup d’opportunités de financements avec les entreprises qui profitent du contexte pour consolider leur position sur leurs marchés, partir à la conquête de nouveaux marchés à travers de la croissance organique, mais aussi externe, ou encore retravailler leur structure de dette. Nous participons aux divers programmes et fonds de Relance organisés par Bercy, France Assureurs et la Caisse des Dépôts, que ce soit les prêts participatifs aux côtés des banques, comme les Obligations Relance qui semblent trouver un écho favorable chez les entreprises qui recherchent de la dette subordonnée.
Quel pourrait être l’impact de la remontée des taux d’intérêt sur ces classes d’actifs ?
Stéphane Calas : La hausse modérée des taux d’intérêt en Europe dans le secteur des infrastructures est perçue comme favorable, de même que le retour de l’inflation puisque cette classe d’actifs est considérée comme offrant une protection voire une exposition positive aux pressions inflationnistes. En effet, nombre d’actifs sont régulés et offrent des rémunérations qui sont indexées ou positivement corrélées au niveau d’inflation. Le rendement réel des infrastructures sera ainsi supérieur à celui d’autres classes d’actions. Les investisseurs devraient de ce fait se positionner plus fortement sur cette classe d’actifs dès lors qu’ils sont en mesure de supporter le risque de liquidité qui lui est associé.
Joël Prohin : Il ne faudrait par surjouer la remontée des taux d’intérêt. Aujourd’hui avec un taux d’intérêt de 30 points de base sur l’OAT 10 ans et des taux de rendement à 2,6 % pour des biens immobiliers de qualité et sécurisés, la prime de risque est tout de même de 2,3 % alors que sur le long terme, elle se situe plutôt entre 150 et 200 points de base. Les taux d’intérêt peuvent donc encore monter sans que cela ne vienne obérer la rentabilité économique des biens immobiliers. Nous pouvons tenir le même raisonnement avec les infrastructures. Les banques centrales sont très présentes et ne devraient sortir que très graduellement des politiques accommodantes.
Harold d’Hauteville : Les taux d’intérêt sont en effet en train d’augmenter, ils devraient être positifs en France et en Allemagne en 2022, mais la Banque centrale européenne (BCE), comme vous l’avez indiqué, devrait tout de même temporiser par rapport à la banque centrale américaine (Fed). L’autre phénomène marquant est l’envolée de l’inflation. Celle-ci devrait certes n’être que temporaire et se normaliser durant l’année 2022, mais nous constatons de fortes tensions sur certains marchés. A ce titre, le prix du carbone s’envole avec des conséquences sur les prix de l’énergie fossile. De même, les volumes d’échange globaux continuent d’augmenter et cela se reflète dans le prix des containers, du transport de fret, etc., et enfin la mobilité : si l’aérien est encore en retrait, les transports publics et privés ont fortement augmenté. Dans un tel contexte, l’infrastructure offre une protection contre l’inflation notamment à travers les actifs régulés, mais également les infrastructures économiques qui ont la capacité de refléter cette inflation dans leurs prix. La montée des taux d’intérêt devrait aussi avoir un impact sur la valorisation des actifs « cœur » car les investisseurs directs (fonds de pension, fonds souverains, etc.) prennent souvent les taux souverains comme référence : ils s’attendent donc à un meilleur retour sur investissement en cas de remontée des taux d’intérêt. Ces changements ne devraient en revanche pas avoir d’impact sur les stratégies « core plus » ou « value added » car elles se concentrent souvent sur des secteurs en forte croissance : les infrastructures digitales, la santé, le transport public et la décarbonation de l’économie qui génère de nombreux investissements, notamment la décarbonation des process industriels.
René Kassis : Une remontée des taux aura certainement un impact sur la valorisation des actifs en portefeuille, mais il faut distinguer les investissements en equity (actions) de ceux en dette. Sur ces derniers, une large partie des financements sont à taux variable, donc immunisés contre une remontée des taux. C’est justement un des attraits de la classe d’actifs. Aussi, il y a fort à parier que les investisseurs vont privilégier ces financements qui de plus, espérons-le, seront de moins en moins pénalisés par un Euribor négatif qui grève le rendement lorsque les gérants n’arrivent pas à négocier un floor (plancher) à zéro pour l’Euribor. Si le renchérissement du coût de la dette peut avoir un impact financier pour les emprunteurs, il devrait également les inciter à anticiper et accélérer leurs levées de financements, augmentant ainsi la demande, avec un effet positif sur les spreads, à l’avantage des investisseurs.
Par ailleurs, si la remontée de taux s’accompagne, comme on peut le supposer, de celle de l’inflation, bon nombre d’infrastructures régulées qui ont leurs revenus indexés sur l’inflation devraient bénéficier de cette tendance, et devenir encore plus attractives pour les investisseurs. Enfin, il me semble que la question du renchérissement du coût de l’énergie, et de son impact sur le modèle économique des actifs, est bien plus déterminante que celle de la remontée des taux.
Attribuez-vous une prime aux investissements ESG ?
Joël Prohin : Nous constatons une légère prime en termes de location pour les actifs immobiliers qui répondent aux critères ESG, mais surtout, il est beaucoup plus facile et rapide de louer un bâtiment qui possède des labels ISR ou qui est aux dernières normes environnementales. Dans le cas contraire, même si les bâtiments sont récents, ils intègrent une obsolescence programmée. Nous constatons aussi une prime aux logements qui possèdent des ouvertures sur l’extérieur car ils apportent une meilleure qualité de vie ou du moins sont perçus comme tels. Une très belle tour, mais avec des parois lisses sans fenêtres, même si elle possède une très bonne performance énergétique, sera considérée comme moins accueillante et sera donc pénalisée. Je mettrais davantage l’accent sur la liquidité des actifs qui sont bien notés ESG plutôt que sur l’existence d’une prime.
Christian de Kerangal : Nous constatons une légère prime de valeur pour les actifs de bureau qui sont labellisés ; ils se louent aussi plus rapidement. Les immeubles doivent répondre à des critères de plus en plus exigeants en termes de consommation énergétique, mais aussi de réduction de leur empreinte carbone sous peine de voir leur valorisation diminuer significativement dans les années qui viennent. L’écart va continuer à se creuser entre les actifs labellisés et les autres.
Amélie Dauzet : Il n’existe pas de prime ESG en tant que telle. En revanche, la qualité des immeubles implique aujourd’hui obligatoirement le respect de critères ESG. Nous constatons historiquement une prime pour les actifs immobiliers les plus demandés (dits prime) et aujourd’hui un actif ne peut pas être « prime » sans remplir des critères ESG.
Harold d’Hauteville : Cette évolution constitue une opportunité pour les sociétés de service énergétique qui peuvent mettre à niveau les bâtiments résidentiels, commerciaux ou industriels dont les propriétaires institutionnels n’ont pas le capital disponible nécessaire pour réaliser ce type de projet.
Joël Prohin : Des optimisations sont en effet possibles. A titre d’exemple, dans l’ensemble du patrimoine de logements de placements, nous avons fait installer des prises pour voitures électriques. Nous avons utilisé les services d’une société spécialisée car ces dernières sont plus efficaces et peuvent gérer des abonnements.
Harold d’Hauteville : L’externalisation constitue une bonne solution pour les investisseurs en immobilier qui ne peuvent pas gérer ces investissements. Qu’il s’agisse de l’immobilier ou des infrastructures, nous sommes tous d’accord sur les secteurs qui sont les plus compétitifs. 2021 a été une année de montée des prix dans les infrastructures, mais pas de façon uniforme. Dans les énergies renouvelables, dans les énergies propres et dans la digitalisation, les transactions ont été très élevées et ont été d’une taille importante. En revanche sur les stratégies associées à l’univers des petites et moyennes capitalisations, les multiples sont restés sur la moyenne des trois dernières années et sur celle des cinq dernières années, à des niveaux certes élevés, mais inférieurs aux grandes capitalisations.
Christian de Kerangal : Dans l’immobilier, nous constatons la situation inverse. En ce moment dans les bureaux, nous observons une forte activité locative dans les petites et moyennes surfaces, mais pas encore de reprise forte pour les grandes surfaces (supérieures à 10 000 mètres carrés) car les grandes entreprises ont pris le temps de réfléchir à leur organisation future. Des grandes transactions se préparent pour 2022. Le marché de l’investissement est aussi très actif sur les petites et moyennes surfaces, mais il n’est pas encore revenu au niveau d’avant crise en ce qui concerne les très gros tickets.
Stéphane Calas : Cette différence est liée au fait que nous avons assisté ces derniers temps à l’émergence dans les infrastructures de méga-fonds. Si les levées ont atteint des niveaux records en 2021, elles ont aussi été très concentrées autour de quelques acteurs avec des véhicules qui atteignent quelques dizaines de milliards. Ce phénomène devrait selon nous se renforcer dans les prochaines années. Autre phénomène notable : nous constatons que la hausse des prix de l’énergie fossile améliore mécaniquement la rentabilité des énergies renouvelables – ce phénomène devrait avoir un effet marquant cette année.
Harold d’Hauteville : La situation est en effet très tendue sur les marchés de l’énergie, l’intégration du gaz et du nucléaire dans la taxonomie européenne est à ce titre bienvenue dans cette phase de transition vers une énergie décarbonée.
René Kassis : Sur les actifs non cotés, il est difficile d’identifier un « greenium » tel qu’on peut le mesurer sur les marchés liquides, mais nous sommes en réalité au-delà de cette question de prime ESG. Pour la vaste majorité des investisseurs, toutes les stratégies doivent désormais intégrer des critères ESG, quand ce ne sont pas des KPI (indicateurs clés de performance) d’impact qui sont exigés. La mise en place de la réglementation SFDR en Europe va normer et accélérer cette tendance : les gérants dont les fonds ne seront pas au minimum article 8 (intégration ESG) ou article 9 (impact) auront de plus en plus de difficultés à attirer des investisseurs, quel que soit le niveau de rendement promis.
Les banques ont également des politiques d’octroi de prêts de plus en plus sélectives et ciblées en matière d’ISR : prêts verts, politiques d’exclusions de plus en plus restrictives (notamment dans les énergies fossiles), etc. La taxonomie européenne va également devenir un élément structurant des stratégies d’investissement. Plus généralement, pour les gérants d’actifs privés, l’enjeu fondamental du fléchage de tant de liquidités vers les actifs verts et durables sera de maintenir des couples risque-rendement attractifs pour les investisseurs. Mais recherche d’impact et rendement ne sont pas antinomiques.
Comment les investisseurs en immobilier et en infrastructure peuvent-ils contribuer au développement de « villes intelligentes » ?
Mobilité, digitalisation, télétravail, quelles infrastructures seront-elles nécessaires ? Comment mobiliser les acteurs ?
Harold d’Hauteville : La « ville intelligente » est un concentré de tous les métiers de l’infrastructure. Cette dernière doit combiner à la fois les sujets de mobilité (transports publics améliorés, transports privés et stationnement, nouvelles mobilités douces, transport de marchandise et intermodalité), d’énergie propre (renouvelable, stockage, batteries, bornes véhicules électriques, biocarburants, etc.), d’économie circulaire (collecte et traitement des déchets, recyclage, économie du partage…), d’infrastructure sociale (éducation, crèches, santé, etc.), avec en fil conducteur les infrastructures digitales (centre de données, réseaux de fibre, antennes 5G…) qui permettent la transmission des données et l’interaction intelligente de ces différents éléments. Les opportunités d’investissement sont donc multiples, mais se heurtent parfois à des difficultés, et notamment au cadre institutionnel. En effet, une approche globale de ce sujet est difficile à mener compte tenu en France de la multiplicité des acteurs intervenant autour de ces projets (municipalités, régions, opérateurs télécom, operateurs électricité, constructeurs automobiles, opérateurs de parc de stationnement…). A ce sujet, le modèle allemand de sociétés municipales de services publics (les Stadtwerke) constitue un bon exemple de l’apport d’une approche intégrée puisque ces sociétés contrôlent souvent à la fois les transports publics, le réseau d’électricité et un réseau de fibre. Enfin il peut y avoir un sujet autour de la taille des investissements : certaines initiatives locales, pourtant très intéressantes, étant d’une taille trop réduite pour intéresser les investisseurs spécialisés sur les grandes capitalisations.
Stéphane Calas : L’une des principales transformations à mettre en œuvre concerne le numérique à travers une meilleure connectivité. Nous sommes relativement bien servis en France, en particulier dans les villes grâce au plan de développement national de la fibre. Dans d’autres pays, où l’approche est moins centralisée, il existe un retard et par construction des besoins importants d’investissement – c’est le cas en Allemagne ou au Royaume-Uni par exemple. Nous déployons actuellement la fibre dans le centre de Londres, qui est paradoxalement l’une des capitales européennes les moins bien desservies en la matière. L’accès au très haut débit y est réduit et très cher y compris pour les entreprises. La première infrastructure essentielle pour créer des villes intelligentes est la fibre, qui doit être complétée par des réseaux mobiles comme la 5G pour le haut débit, ou plus frugaux comme la 0G de Sigfox. Nous constatons aussi des besoins d’investissement complémentaires dans les datacenters et les services de cloud. Par ailleurs la ville intelligente aura besoin d’une transformation de l’offre des transports publics. Bien que la crise sanitaire ait poussé une partie des ménages à quitter les grandes métropoles, l’urbanisation et la concentration des villes demeurent la norme dont découlent les problématiques de pollution et de congestion des routes. Ces évolutions nécessitent une amélioration de l’offre des transports publics à travers notamment leur électrification ou l’utilisation d’autres modèles décarbonés comme les bus à hydrogène qui ont été déployés dans certaines villes en France. Les premiers bus électriques ont été introduits il y a déjà une dizaine d’années dans le nord de l’Europe, l’offre se développant actuellement plus largement sur le continent. Les autres développements possibles portent sur les équipements nécessaires à l’internet des objets (IOT). A titre d’exemple, il est possible de gérer de façon dynamique les trafics avec des infrastructures dédiées aux zones à faible émission en contrôlant les plaques d’immatriculation à distance et en interdisant l’accès aux véhicules polluants. Les parkings publics peuvent aussi être gérés avec des infrastructures numériques ou affectés à la logistique de proximité ou l’installation de datacenters décentralisés. Pour conclure, nous observons et participons activement au déploiement de réseaux de recharge pour les voitures électriques, y compris pour les professionnels en autopartage. A Paris par exemple, des flottes ont été mises à disposition pour les professionnels. Les bornes de recharge deviennent ainsi des infrastructures essentielles et nécessaires à l’attractivité des villes.
Christian de Kerangal : L’IoT ou internet des objets n’en est en effet qu’au début, il en faudra beaucoup dans les immeubles afin de pouvoir mettre en œuvre par exemple une maintenance préventive efficace. Les besoins en termes d’intelligence artificielle vont être nombreux pour pouvoir analyser l’ensemble des signaux. Les bâtiments intelligents de demain devraient pouvoir aider les « property managers » à anticiper l’obsolescence d’un immeuble et à agir de manière proactive. Les gisements de productivité dans ce domaine sont énormes.
Stéphane Calas : La problématique des bâtiments connectés peut être bénéfique à la fois au gestionnaire de l’immeuble et au fournisseur du service. Il est possible par exemple de remplacer la collecte manuelle des relevés des compteurs par des manipulations à distance. En outre, les pannes pourront être détectées en amont par des systèmes d’intelligence artificielle qui feront intervenir un réparateur plus rapidement, améliorant ainsi le service et l’efficacité. De plus, cela réduit les astreintes et les interventions de nuit. Nous travaillons maintenant avec des opérateurs qui disposent de ce qu’ils appellent des IoT massifs et dont l’objectif est l’optimisation de flottes de centaines de milliers d’objets et la réduction des coûts additionnels.
De manière plus générale, en ce qui concerne les enjeux de connectivité dans les villes, nous constatons l’éclosion de nouvelles infrastructures intelligentes telles que des stations multi-services – elles contiennent des bornes de recharge pour voitures électriques et des infrastructures de télécommunication qui visent à densifier les réseaux mobiles dans les zones péri-urbaines, améliorant la couverture mobile et facilitant le développement de l’internet des objets. Cube est présent sur cette famille de solutions en France et contribue ainsi au développement des villes intelligentes. Nous avons récemment investi dans Stations-e, concepteur et opérateur de nouvelles infrastructures de ce type, en partenariat avec la Banque des Territoires.
Amélie Dauzet : La ville intelligente vise à améliorer la qualité de vie en rendant la ville plus adaptative et efficace en s’appuyant sur un écosystème d’objets et de services pour lequel le bâti, les infrastructures et les transports forment un tout indissociable. Les investisseurs en immobilier et en infrastructure peuvent contribuer à son développement en travaillant ensemble de manière plus étroite pour le développement des nouveaux quartiers ou la rénovation/le repositionnement de quartiers ou bâtis existants.
Joël Prohin : On observe en effet une convergence entre l’immobilier et les infrastructures, notamment dans les usages. Dans cette perspective, les parkings sont utilisés comme des bases logistiques de centre-ville et se situent à la frontière entre l’immobilier et la logistique. Nous parlons à juste titre du véhicule électrique, j’ai aussi été frappé par la taille dévolue aux parkings à vélo dans les nouvelles constructions, en logement comme en bureau.
Cela est également le cas dans les anciennes constructions. A titre d’exemple, sur un immeuble datant de sept ans, nous avons récemment étendu la place du vélo à la demande des locataires. Il y a dans ce cadre aussi des demandes pour avoir à proximité des gares parisiennes des parkings sécurisés pour les vélos, et en particulier pour les vélos électriques, qui peuvent donner lieu à des investissements intéressants.
J’aimerais revenir sur la problématique de la décarbonation. La Caisse des Dépôts est membre fondateur de la « Net Zero Asset Owner Alliance » qui regroupe près de 70 investisseurs institutionnels mondiaux, soit plus de 10 000 milliards de dollars d’actifs ; et la France s’enorgueillit de compter le plus grand nombre de signataires. En termes de volume d’encours, les signataires français (y compris les filiales françaises de groupes étrangers) représentent environ les trois quarts des encours institutionnels français.
Chacun, nous nous sommes engagés à l’horizon 2050 à posséder un bilan carbone neutre et pour être crédibles, nous nous sommes fixé des objectifs à atteindre tous les cinq ans. En 2021, nous nous sommes donné une cible à l’horizon 2025 – non pas encore sur l’ensemble du périmètre des actifs, mais sur ceux pour lesquels nous possédons une méthodologie, dont l’immobilier. Nous devrions dans cette perspective réduire nos émissions de 20 % sur l’immobilier par rapport à 2020 et nous devrions encore diminuer nos émissions à l’horizon 2030 pour arriver progressivement à zéro en 2050.
La pression est donc réelle par rapport à la structure du portefeuille immobilier. Nous investissons dans des immeubles neufs qui sont déjà aux dernières normes environnementales ou dans des immeubles anciens avec une perspective de redéploiement et de transformation de façon à gagner en termes d’émission lors de la restructuration. C’est le cas de nos dernières acquisitions. Il est important de signaler que nous considérons les émissions de carbone sur l’ensemble du cycle de vie d’un immeuble : quels matériaux sont utilisés, comment ils peuvent être recyclés, etc. A titre d’exemple, l’an dernier, nous avons eu la livraison d’un immeuble de logements dans le XIXe arrondissement qui était un ancien parking en hauteur avec une structure en béton. Nous avons gardé la structure et créé une saignée à l’intérieur pour faire entrer la lumière et minimiser l’utilisation de nouveaux matériaux. Cet immeuble est performant énergétiquement sur l’ensemble de son cycle de vie.
René Kassis : Les infrastructures et l’immobilier sont des leviers puissants pour le développement des villes intelligentes lorsque les stratégies d’investissement privilégient les actifs verts et durables. A titre d’exemple, les trois thèmes sectoriels de notre fonds à impact climatique contribuent directement à l’émergence de ces villes intelligentes : tout d’abord l’électrification des transports, en privilégiant les mobilités collectives, et avec un focus sur les réseaux de bornes de rechargement. Ensuite, c’est l’efficacité énergétique, en particulier celle des bâtiments, qui est également visée. Enfin, l’accent est mis sur la transition énergétique et l’environnement, en allant au-delà des thèmes classiques de l’énergie renouvelable : réseaux de chaleur et de froid propres et collectifs, gestion des déchets et de l’eau, économie circulaire… Nous sommes bien là au cœur de la ville intelligente. Les infrastructures digitales (datacenters sobres en énergie et réseaux haut débit) sont aussi essentielles. Par ailleurs, l’investissement dans la rénovation et le verdissement du parc immobilier urbain constituent également un vecteur important, qu’il s’agisse d’immeubles de bureaux ou résidentiels. Enfin, la logistique, en particulier celle du « dernier kilomètre », est un maillon important du e-commerce urbain. Elle est d’ailleurs facilitée par l’électrification de flottes de véhicules de livraison.
La transformation de la ville a-t-elle un coût ? Est-il supportable ? La rentabilité de l’immobilier et des infrastructures sera-t-elle toujours attractive ?
Joël Prohin : Il faut sortir de l’illusion que ces changements ne vont rien coûter. Il faut arriver progressivement à identifier quel est le surcoût induit par tous ces aspects environnementaux. L’attente en matière de TRI (retour total sur investissement) doit être moins importante pour tenir compte des coûts induits par le changement climatique. Nous devons réviser nos ambitions de TRI cible, et ce quelles que soient les classes d’actifs. Cela est aussi vrai pour un investissement en capital-investissement lorsque nous devons accompagner la transition énergétique d’un industriel. Sur un fonds de dette infrastructure senior, au lieu d’obtenir un rendement équivalent à Euribor + 1,75 %, nous pouvons nous attendre à un rendement de l’ordre d’Euribor + 1,25 %. Les rendements ne pourront pas être maintenus à l’identique. Sur le long terme, ne pas consacrer une partie du TRI à la lutte contre le réchauffement climatique peut nous coûter beaucoup plus. Pour un placement sur le long terme, nous devons accepter une baisse du rendement afin d’éviter une catastrophe dans 5 ou 10 ans. Ce message doit passer auprès de la communauté des investisseurs institutionnels et il est cohérent avec l’univers de taux d’intérêt longs bas. Nous pouvons accepter cette diminution des rendements pour l’intérêt commun. Avec les autres signataires de « Net Zero Asset Owner Alliance », nous nous engageons à agir en considérant la situation avec réalisme, à ne pas investir dans des actifs « verts » pour nous donner bonne conscience, mais à œuvrer à la transformation de nos économies avec les coûts afférents qui ne vont pas réduire à zéro le rendement, mais vont quand même le limiter.
Stéphane Calas : Certains actifs verront leur valeur fortement se réduire ou deviendront illiquides car ils n’intéresseront plus les investisseurs. Les sociétés de gestion spécialisées dans les infrastructures sont très sensibles aux orientations ESG qui sont devenues une des conditions nécessaires à la levée de fonds. Il est ainsi dans notre intérêt de contribuer aux problématiques ESG qui, au-delà de leur caractère déterminant, sont au cœur de notre positionnement et des relais de croissance importants pour nos actifs. L’analyse ESG est devenue une partie intégrante de nos process d’acquisition et nos plans d’actions ESG portent sur l’ensemble de la durée de détention des actifs. Nous établissons un bilan d’amélioration des caractéristiques des actifs au moment de notre investissement et nous nous assurons de sa mise en œuvre pendant notre période de détention. La prise de conscience est réelle chez l’ensemble des acteurs.
Harold d’Hauteville : La transformation digitale et environnementale des actifs infrastructures est essentielle pour en assurer la pérennité et maintenir leur valeur sur le long terme. Si dans le passé, l’accent en matière d’ESG pouvait être mis sur le contrôle des risques et la conformité, l’approche est aujourd’hui beaucoup plus engagée et l’ESG doit être vu comme un facteur de création de valeur pour un investisseur en infrastructure, notamment grâce aux opportunités d’investissement que ces transformations nécessitent. Investir dans l’infrastructure digitale, le rail ou l’efficacité énergétique par exemple constitue un moyen à la fois de contribuer à cette transformation, mais également de bénéficier de ces changements sur le long terme.
René Kassis : Toutes les transformations structurelles se caractérisent par un coût à court terme et des bénéfices à long terme. L’essentiel est de s’assurer d’un partage juste de ces coûts et bénéfices. Banques et gérants d’actifs doivent investir dans le savoir-faire et les expertises requis pour bien appréhender des secteurs nouveaux de la transition énergétique et du digital. Les investisseurs doivent tempérer leurs attentes en termes de rendement et accepter de sortir de leur zone de confort. Les usagers finaux doivent accepter le coût associé à la préservation de leur cadre de vie. En définitive, il s’agit pour chacun de ces acteurs de création de valeur à long terme. Et pour nous, il s’agit surtout d’une opportunité de réconcilier la finance avec la société.