Banque centrale : comment faire de la forward guidance sans connaître l’avenir ?
La forward guidance, c’est quand les banques centrales veulent gérer mieux encore les anticipations des marchés financiers. Il ne leur suffit plus d’être crédibles (la fameuse gravitas), de fixer des objectifs chiffrés (le fameux 2 % d’inflation), de divulguer ce qui se dit dans les réunions (les fameuses minutes). Il faut aller plus loin et communiquer le logiciel : c’est la fameuse forward guidance. On comprend cette logique, anglo-saxonne, où les marchés financiers doivent être mis dans la confidence. Dans la poche ? Nous ne sommes donc plus avec la Buba et la BCE première version, qui ne s’engageait jamais d’une réunion à l’autre. Cette fois, toutes les banques centrales s’engagent. Mais à quoi donc ? A continuer leur politique monétaire accommodante, en d’autres termes à tenir leurs taux courts aussi bas que possible pour tenir les taux longs aussi bas que possible aussi longtemps que possible.
L’histoire commence aux Etats-Unis, avec le quantitative easing «simple», qui émigre au Royaume-Uni. La banque centrale achète des titres publics ce qui fait baisser les taux longs, monter la bourse (et l’immobilier) puis repartir l’activité et les prix – sans trop au début. Mais vient un temps où la croissance s’accélère et les taux longs remontent. Il faut alors calmer le jeu pour que la croissance soit assez forte pour absorber cette normalisation des taux longs. Ceci veut dire gagner du temps et c’est là qu’intervient la forward guidance chiffrée. Aux Etats-Unis elle se présente sous deux indicateurs : prix et chômage. Pour les prix, l’objectif est à 2 %, et nous sommes à 1,6 % : pas de problème donc. Pour le taux de chômage, la «référence» est à 6,5 % ; mais nous sommes à 6,6 % ! Les taux fed funds devraient donc remonter bientôt, alors que Janet Yellen vient de dire le contraire.
Elle ajoute alors que ce 6,5 % n’est pas un déclencheur (un trigger) car il ne décrit pas la complexité de la situation. L’accent doit porter sur le chômage de longue durée, sur ces salariés découragés qui sortent de la population active. En normalisant trop vite les taux courts, on les exclurait définitivement de l’emploi et on réduirait alors la population active et la croissance potentielle. Il faut donc attendre pour mieux voir, pour mieux guider. En Angleterre aussi les marchés attendent une hausse des taux avec une forward guidance qui fait, ici aussi, repartir l’activité. Mais le gouverneur de la Banque d’Angleterre, Mark Carney, leur parle d’un «learning journey»… Supposons qu’on guide mieux en marchant. Avec la Banque du Japon, c’est un quantitative easing encore plus spécial qui se met en place, puisqu’il s’agit de faire repartir l’économie et de faire remonter l’inflation à 2 %.
Nous nous rapprochons du chiffre pour l’inflation (1,6 %), sachant que la croissance s’arrête, que le déficit extérieur se creuse avec un yen qui baisse et que les bons du trésor à 10 ans, magiquement, se stabilisent à 0,6 %. La Banque du Japon n’a donc pas fini ses emplettes et elle vient de dire qu’elle allait redoubler d’effort. Mais nul ne sait où elle veut guider ! La Banque centrale européenne se lance aussi dans la forward guidance, mais elle est doublement coincée. Au plan économique d’abord, le Nord est reparti (avec une Buba qui demande même une hausse des taux courts) et le Sud est encore à la peine : que faire ? Au plan bancaire ensuite, la BCE demande aux banques de financer davantage les PME et, en même temps, elle leur demande de renforcer leurs fonds propres et d’accroître leur trésorerie : que choisir ? Ceci donne une reprise molle et une inflation faible, à tel point qu’on parle même de déflation.
Voilà pourquoi Mario Draghi décide de ne rien faire en février et d’attendre les chiffres de mars. Voilà une forward guidance qui devient tributaire des données (data dependant) ! Forward guidance : belle expression pour décrire ce que les banques centrales veulent tellement faire, calmer les taux, et ce qu’elles ont tellement de mal à faire, convaincre les marchés que nous abordons un monde plus sûr alors qu’il est nouveau pour tous ! Et voilà les émergents qui s’inquiètent de cette politique monétaire américaine qui les déstabilise, fait monter leurs taux et baisser leurs changes. Ils disent, au G 20 Finances en Australie, «pas de surprise». Ils vont donc avoir besoin de forward guidance sur notre forward guidance !
Jean-Paul Betbèze, économiste, diplômé d’HEC, docteur d’Etat agrégé de sciences économiques. Il a commencé sa carrière dans l’enseignement en tant que professeur d’université, notamment à Paris II-Panthéon Assas à partir de 1987. Entré en 1986 comme directeur d’études au Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Credoc), il rejoint trois ans plus tard le Crédit Lyonnais comme directeur des études économiques et financières, puis en 1995, comme directeur de la stratégie. En 2003, il est promu conseiller du président et du directeur général de Crédit Agricole, puis directeur des études économiques et chef économiste. Il a crée sa propre structure de conseil en 2013. Membre du Cercle des économistes.
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