Banques centrales : thermostat déréglé

Publié le 8 janvier 2016 à 15h26    Mis à jour le 8 janvier 2016 à 17h00

Isabelle Job Bazille

La grande divergence monétaire entre les Etats-Unis et l’Europe va rythmer la vie des marchés financiers, avec des banques centrales au défi pour trouver le bon réglage monétaire, dans un environnement où l’inflation, principale jauge des variations cycliques, ne fonctionne plus ou fonctionne mal.

Avant-crise, les cycles économiques étaient assez lisibles avec un déroulé assez mécanique lorsque, schématiquement, les phases de surchauffe économique, souvent nourries par une surcharge de crédits, débouchaient sur une accélération de l’inflation des prix des biens et services. Pour éviter que la machine économique ne s’emballe trop, les banques centrales n’avaient qu’à user du levier monétaire pour resserrer les conditions de financement et ainsi amortir le cycle et faire disparaître l’empreinte inflationniste, avant d’opérer le chemin inverse afin d’impulser un nouveau cycle de croissance. Cette stratégie d’ancrage nominal s’est d’ailleurs avérée payante, puisqu’à partir du milieu des années 1980, la croissance et les prix ont fait preuve d’une plus grande régularité au point de caractériser cette période comme celle de la «grande modération».

Sauf que cette stabilité nominale a masqué une mutation du régime d’inflation, avec une sagesse des prix des biens et services à mettre au crédit des banques centrales, mais pas seulement. On a sans doute sous-estimé à l’époque les facteurs puissants de désinflation nés de la mondialisation et de l’émergence de plateforme industrielle ultra-compétitive dans des pays low cost dotés d’une main-d’œuvre surabondante et bon marché. Le passage d’un système fragmenté où les frontières restaient peu perméables à la mobilité des hommes et des machines à un système global intégré a autorisé un arbitrage salarial et une réallocation de la production à l’échelle mondiale, avec à la clé une baisse des prix des biens échangeables qui a profité aux consommateurs occidentaux sans que l’excès de demande ne crée de tensions inflationnistes.

Les enjeux se sont alors déplacés vers la sphère financière avec une inflation galopante des prix d’actifs. Une jauge inflationniste durablement déréglée a en effet biaisé le diagnostic des banques centrales qui ont pu maintenir des politiques monétaires trop accommodantes pendant trop longtemps sans mettre en péril leur mandat d’ancrage nominal, mais au prix d’un gonflement d’importants déséquilibres financiers. On connaît la suite… Une crise majeure et des débouclages financiers qui ont été porteurs du risque de son contraire, la déflation.

Depuis, le cycle a repris ses droits mais l’inflation reste absente des écrans radars. Bien sûr, la chute du prix pétrole et la fin du supercycle des matières premières sont les premières responsables du ralentissement de l’inflation. Mais même expurgés de ces composantes volatiles, les indices de prix sous-jacents restent étonnamment sages. Si les effets de la mondialisation se sont progressivement dissipés, la recherche de la compétitivité à tout prix, elle, n’a pas disparu. La course aux excédents, guidée par des stratégies de dévaluation interne (de compression des coûts salariaux) ou de dévaluations compétitives (guerre des changes), a débouché sur un équilibre non coopératif et sous-optimal où se côtoient un manque chronique de demande globale et un excès d’épargne, un monde d’attrition sans inflation.

Il convient également de ne pas sous-estimer le pouvoir de désinflation né de la révolution numérique. L’autonomisation des processus de production dans l’industrie se fait par économies de main-d’œuvre et la modification des chaînes de valeur dans les services réduit le nombre d’intermédiaires et favorise des activités moins intensives en capital, gourmandes en emplois flexibles, l’ensemble permettant des gains de productivité ou une compression de la base de coûts suffisants pour autoriser des baisses de prix.

Cette disparition de l’empreinte inflationniste est un vrai défi pour des banques centrales, qui après l’avoir longtemps combattue, prient pour son retour. Dans le logiciel des banques centrales, inflation rimant avec croissance, tout est fait pour ranimer l’activité avec des conditions monétaires ultra-souples censées relancer le crédit. C’est là encore une limite de l’exercice, le crédit ne pouvant être le bon antidote dans un monde qui souffre déjà d’une surcharge de dette et où les agents n’ont guère besoin ou même l’envie de contracter de nouveaux emprunts et ce quel qu’en soit le prix… Ainsi paradoxalement, les banques centrales, qui ont bien du mal à faire levier sur la croissance nominale, ont plutôt tendance à faire gonfler le prix des actifs, une inflation financière source de prospérité artificielle et potentiellement dangereuse, de quoi les faire réfléchir en profondeur sur l’équilibre de leur mandat entre stabilité monétaire et stabilité financière.

Isabelle Job Bazille Directrice des Etudes Economiques ,  Crédit Agricole S.A.

Titulaire d’un Doctorat de Sciences Economiques de l’Université de Paris X Nanterre, Isabelle Job-Bazille a débuté sa carrière chez Paribas en 1997 comme Analyste risque-pays en charge de la zone Moyen-Orient-Afrique. Elle a rejoint Crédit Agricole S.A. en septembre 2000 en tant qu’économiste spécialiste du Japon et de l’Asie avant de prendre la responsabilité du Pôle Macroéconomie en mai 2005. Dans le cadre de la ligne métier Economistes Groupe, elle a été détachée à temps partiel, entre 2007 et 2011, dans les équipes de Recherche Marchés chez Crédit Agricole CIB à Paris puis à Londres. Depuis février 2013, elle est directeur des Etudes Economiques du groupe Crédit Agricole S.A.

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