Colbertisme à l’américaine
Offrir des emplois décents et qualifiés aux Américains, en particulier dans l’industrie : tel est l’objectif prioritaire de l’administration Biden, conformément à la feuille de route esquissée lors de la campagne présidentielle.
A peine installé à la Maison-Blanche, le président, avec le concours de quatre ministères clés, a publié une ordonnance administrative visant à « revitaliser le secteur manufacturier américain ». Sont ainsi ciblés les semi-conducteurs, les batteries à grande capacité, les ressources minières, les matières premières critiques et les produits pharmaceutiques. Tous ces programmes visent à créer une base industrielle innovante pour que le futur soit « Made in America ». Qui oserait critiquer une telle démarche ?
Toutefois, ces programmes ont été définis dans un contexte de pandémie, mais avant l’attaque russe de l’Ukraine. Depuis, les exigences de sécurité nationale ont pris le dessus sur l’approche simplement économique, d’autant que la Chine, l’opposant stratégique, est plus que jamais dans la ligne de mire. La stratégie nationale de sécurité est explicite : il s’agit bien de « battre les concurrents » sur le plan géopolitique des Etats-Unis.
En attendant, deux lois – celle sur les semi-conducteurs (CHIPS Act) et celle sur la réduction de l’inflation (IRA) – ont concrétisé ce projet. La première entend non seulement interdire aux firmes américaines d’exporter vers la Chine des produits avec des puces avancées, mais également étendre cette interdiction aux exportateurs européens. Cette loi a donc une portée explicitement extraterritoriale. Les implications pour la sécurité nationale peuvent peut-être justifier cette mesure aux yeux des Américains. Mais l’Europe n’a jamais été impliquée dans son élaboration.
L’IRA de son côté a été saluée par Paul Krugman dans le New York Times comme « … un pas énorme dans la bonne direction » pour répondre au risque climatique (la loi comportant des incitations pour investir dans les énergies renouvelables). Autre bénéfice évoqué, le programme devrait créer des emplois bien rémunérés et souvent localisés dans des zones géographiques depuis longtemps en déclin.
Mais Paul Krugman, prix Nobel figurant parmi les doyens de l’économie internationale, ne dit mot des conséquences qu’auront ces 370 milliards de dollars (sur dix ans) de subventions sur le commerce extérieur. Or elles vont entraîner d’indéniables distorsions sur le commerce international. C’est bien la raison pour laquelle Messieurs Le Maire et Habeck, les ministres de l’Economie français et allemand, se sont rendus aux Etats-Unis récemment. Craignant que les entreprises européennes se délocalisent, ils plaident pour des concessions, en particulier un adoucissement des clauses « Buy American », et un traitement égal à celui réservé aux entreprises mexicaines et canadiennes.
Cette attitude est-elle à la hauteur de l’enjeu ? Si l’on a écouté le récent discours du Président américain sur « l’état de la nation », il paraît peu probable que les Etats-Unis bougent plus qu’à la marge. En revanche, il est plutôt vraisemblable que les différents Etats vont rajouter à leur tour des subventions, renforçant ainsi les incitations fédérales. Dès lors, l’Europe est exposée, qu’elle le veuille ou non, à une course aux subventions. Celles-ci sont normalement justifiées pour des projets à fort gain social mais trop faible rentabilité, qui ne peuvent se financer sur les marchés. Mais elles sont aussi nécessaires pour des projets avec des effets d’échelle importants, devenant alors une véritable arme économique. On l’a vu dans le secteur des panneaux photovoltaïques : alors qu’il était dominé à l’origine par l’industrie allemande, la Chine a su, au moyen de subventions massives, prendre l’avantage.
Pour faire face à cette nouvelle réalité géopolitique, l’Europe a adopté une position défensive. Après les ruptures des chaînes d’approvisionnement, l’Union européenne a commencé à définir une « politique d’autonomie stratégique ». En réponse à l’IRA et au Chips Act, les règles d’interdiction des aides d’Etat ont été assouplies.
Cependant, il manque encore un plan cohérent au niveau européen. Les Etats membres se comportent comme les Etats américains. Mais outre-Atlantique, le niveau fédéral a au moins tenté, avec divers programmes volontaristes – en particulier, mais pas seulement, le Darpa dans le secteur de la defense –, de soutenir l’innovation et l’adaptation aux nouveaux défis. Ce colbertisme américain est très bien décrypté dans Jump-Starting America, par Jonathan Gruber et Simon Johnson, deux économistes très reconnus du MIT, qui n’hésitent pas à faire preuve d’une certaine dose de nationalisme.
En France, la méthode Colbert constitue une vieille tradition, décrite avec esprit par Olivier Pastré en 2006, dans un ouvrage dont le sous-titre, « le patriotisme économique efficace », est assez proche du « nationalisme responsable » réclamé par Larry Summers dix ans plus tard. Là se situe en fait le défi actuel de l’Europe : arriver à définir une méthode Colbert à l’échelle européenne, acceptable par tous les Etats membres.
Hans-Helmut Kotz est Center for European Studies à Harvard University
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