Comment « déconstruire » le quantitative easing ?
« Déconstruire » l’organisation des taux courts, des règles et des discours qui est derrière la reprise mondiale, après toutes les tensions que nous avons vécues et vivons, est risqué. Très risqué, même, à un moment où cette reprise peut ralentir sous les effets de l’inflation et de la Covid-19, sans parler de géopolitique. Le fragile édifice de crédits à taux bas et de confiance, sur quoi tout repose, peut se défaire. Et pourtant, l’opération « de normalisation » a commencé. Les trois Banques centrales les plus liées du monde, la BoE en Angleterre, la Fed aux Etats-Unis et la BCE en zone euro se mettent à ranger leurs outils du quantitative easing (QE) dans leur « boîte » (toolbox). Elles ont de bonnes raisons : l’inflation se réveille et omicron est moins dangereux. Mais il faut qu’elles fassent attention à leurs gestes, à ce qui se passe partout, et surtout il faut qu’elles expliquent ce qu’elles feront.
La BoE a été la première des Banques centrales à annoncer qu’elle monterait ses taux courts de 0,15 % à 0,25 % le 3 février 2022, face à une inflation à 5,1 %, alors qu’elle devait veiller à ce qu’elle ne dépasse pas 2 %. L’inflation est pourtant à 6,8 % aux Etats-Unis et à 4,9 % en zone euro. Certes, avant, les banquiers centraux ont expliqué que ces hausses de prix étaient pour large part transitoires, liées au gaz et au pétrole, mais ce « transitoire » a tellement duré, qu’il ne l’est plus ! Suivront donc au premier trimestre 2022 la première hausse des taux de la Fed et, en 2024, celle de la BCE.
Donc la BoE a cédé la première. Oui, elle a plus d’inflation qu’il ne le faudrait, et n’est pas la seule. Oui, elle a omicron, comme les autres. Mais elle a surtout le Brexit, une croissance qui inquiète, un déficit budgétaire à 14,9 % du PIB (!), des taux longs à 1,1 % et de nécessaires hausses d’impôts, déjà annoncées. On peut ajouter que le Premier ministre est sous pression, mais il s’agit là plus d’une conséquence de la situation que d’une cause. Moralité : la normalisation de la politique monétaire britannique promet d’être compliquée.
Suivra la Fed, qui doit défaire une longue histoire née en 2007, celle de la crise des subprimes, ces crédits très risqués au logement. On ne voulait pas le reconnaître, tant ils soutenaient la croissance et faisaient (bien) vivre les arrangeurs de crédits et d’assurances… depuis 2000. Quand le pot aux roses est découvert, la panique gagne, faisant naître le risque économique majeur : celui de déflation. Ben Bernanke, successeur d’Alan Greenspan en 2006, avait prévenu dès le 21 novembre 2002 (« Déflation : faire qu’on soit sûr qu’elle n’arrive pas ici ») de ce qu’il fallait faire, et qu’il ferait : acheter des bons du trésor. Le quantitative easing était né. Depuis, des vagues de QE ont éteint tout risque de contagion déflationniste dans le monde à partir des Etats-Unis sous des masses de liquidités. Mais les risques immobiliers n’ont pas pour autant disparu. Ils arrivent en zone euro : Irlande, Portugal, Grèce, Espagne où Mario Draghi prononce son célèbre « Whatever it takes » de juin 2012. C’est l’adaptation du QE à la zone euro, qui lui permet de ne pas exploser.
Mais « déconstruire » ou, si l’on veut : « déquantifier l’easing », s’est révélé délicat aux Etats-Unis, bien avant le virus. En mai 2013, Ben Bernanke, l’inventeur même de ce QE qui avait sauvé les marchés, fait une conférence où il commence en disant que la Fed a l’intention de « maintenir une politique monétaire hautement accommodante aussi longtemps que nécessaire », parfait ! Puis il ajoute que cette même Fed pourrait réduire (« taper ») le rythme de ses achats dans ses prochaines réunions (« in the next few meetings »), puisque la mission était accomplie. Normal pour Bernanke, pas du tout pour les marchés qui piquent une colère : « tantrum ». Les taux longs explosent dans le monde. Cet épisode a marqué la Fed et explique sa nouvelle stratégie actuelle : 2 % d’inflation, mais en moyenne et sur plusieurs années, le moins de chômage possible, mais en tenant compte des communautés défavorisées. Normaliser certes, mais très graduellement.
C’est bien pourquoi la hausse des taux est encore plus lente et modeste avec la BCE : le tantrum serait ici très dangereux face aux niveaux des dettes publiques, en Italie et en France. Il faut soutenir la croissance. En zone euro « déconstruire le QE » veut donc dire « élargir, pour les prolonger, les règles de Maastricht ». n
Jean-Paul Betbèze, économiste, diplômé d’HEC, docteur d’Etat agrégé de sciences économiques. Il a commencé sa carrière dans l’enseignement en tant que professeur d’université, notamment à Paris II-Panthéon Assas à partir de 1987. Entré en 1986 comme directeur d’études au Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Credoc), il rejoint trois ans plus tard le Crédit Lyonnais comme directeur des études économiques et financières, puis en 1995, comme directeur de la stratégie. En 2003, il est promu conseiller du président et du directeur général de Crédit Agricole, puis directeur des études économiques et chef économiste. Il a crée sa propre structure de conseil en 2013. Membre du Cercle des économistes.
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