Comment interpréter le comportement des banques centrales ?
L’inflation atteint, au printemps 2022, 8,3 % aux Etats-Unis et 8,1 % dans la zone euro. Les salaires augmentent de près de 6 % sur un an aux Etats-Unis, et, s’ils n’augmentent aujourd’hui que de 3 % par an dans la zone euro, il est certain que les hausses de salaires qui vont être négociés pour 2023 seront beaucoup plus fortes : les syndicats allemands demandent 8 % de hausse des salaires pour 2023. L’inflation est donc forte, et devient (ou va devenir) de plus en plus une inflation salariale et de moins en moins, comme cela était le cas initialement, une inflation seulement liée aux prix des matières premières.
De plus, si les prix des matières premières sont un peu affaiblis aujourd’hui par le recul de l’activité en Chine dû à la vague de Covid, ils vont se redresser au deuxième semestre 2022 avec la reprise de l’économie chinoise, poussée par des politiques économiques très stimulantes. On peut alors anticiper une inflation restant entre 4 % et 5 % en 2023, aussi bien aux Etats-Unis qu’en Europe.
Face à cette perspective, les banques centrales (Réserve fédérale et BCE) annoncent une hausse progressive de leurs taux d’intérêt, commencée aux Etats-Unis, à partir de juillet 2022 dans la zone euro, mais ne conduisant à terme qu’à un niveau modéré des taux d’intérêt. Les marchés financiers, qui reflètent la communication des banques centrales, anticipent qu’à la fin de 2023 le taux d’intérêt directeur de la banque centrale sera de 3,3 % aux Etats-Unis et de 1,8 % dans la zone euro. Visiblement, les banques centrales croient à un scénario de « soft landing » : à leur capacité à faire reculer l’inflation avec des hausses limitées des taux d’intérêt de manière à éviter de faire reculer l’activité.
Mais comment concilier cette croyance des banques centrales avec le caractère potentiellement durable de l’inflation ? La première possibilité est que les banques centrales commettent une erreur d’analyse sur la dynamique de l’inflation, en sous-estimant l’inflation future. C’est possible, elles ont déjà fait ce type d’erreur au début de 2022 ; pourtant il paraît assez clair aujourd’hui que l’inflation va rester forte.
La seconde possibilité est que les banques centrales ont en réalité abandonné l’ambition de ramener l’inflation à 2 % dans un délai raisonnable. Elles augmenteraient alors les taux d’intérêt de manière symbolique, pour montrer qu’elles s’inquiètent de l’inflation, mais sans espoir que ces hausses de taux d’intérêt aient un effet significatif sur l’inflation.
Cette hypothèse paraît assez peu crédible. Certes, le fait de maintenir des taux d’intérêt bas soutient l’investissement, à un moment où le besoin d’investissement spécialement dans la transition énergétique est très élevé ; et cela évite d’augmenter le poids des dettes et d’avoir à réduire les dépenses publiques. Mais aux Etats-Unis, il y a une forte pression sur la Réserve fédérale pour qu’elle fasse vraiment baisser l’inflation et soutienne ainsi le pouvoir d’achat. Dans la zone euro, la BCE est confrontée à ses statuts et à la pression des opinions en Allemagne et dans les pays du Nord ; il est très douteux qu’elle puisse renoncer à ramener l’inflation à 2 %.
Si les banques centrales ne font pas d’erreur d’analyse sur la dynamique de l’inflation et si elles n’acceptent pas que l’inflation reste nettement supérieure à l’objectif de 2 %, alors il reste une seule possibilité : les banques centrales ne veulent pas annoncer brutalement une forte hausse à venir des taux d’intérêt. Elles préfèrent l’annoncer par étapes en espérant que cela minimise l’effet négatif sur les marchés financiers. Périodiquement, il y aura alors, associée à une révision des prévisions de croissance et d’inflation de la banque centrale, une révision à la hausse des perspectives de taux d’intérêt.
Les marchés financiers n’acceptent pas cette troisième hypothèse, puisqu’ils anticipent aujourd’hui un retournement assez rapide (dès 2023) vers la baisse de l’inflation, associée à une hausse modeste des taux d’intérêt à court terme et à une stabilité des taux d’intérêt à long terme au voisinage du niveau atteint aujourd’hui. Si cette troisième hypothèse est la bonne, il y aura aussi des révisions des anticipations des marchés financiers, une hausse anticipée plus forte des taux d’intérêt, et une correction plus forte à la baisse des cours boursiers, et peut-être des prix des actifs réels (immobilier, infrastructures, etc.).
L’hypothèse des banques centrales serait que cette adaptation progressive des anticipations de taux d’intérêt provoquerait une réaction moins brutale des marchés financiers qu’une adaptation instantanée de ces anticipations
Patrick Artus est Chef économiste de Natixis depuis mai 2013. Polytechnicien, diplômé de l’Ensae, et de l’IEP Paris, Patrick Artus intègre l’Insee en 1975, où il participe notamment à des travaux de prévision et de modélisation, avant de rejoindre, cinq ans plus tard, le département d’économie de l’OCDE. En 1982, il devient directeur des études à l’Ensae puis il est nommé, trois ans plus tard, conseiller scientifique au sein de la direction générale des études de la Banque de France. En 1988, il intègre la Caisse des dépôts et consignations, où il exerce successivement en tant que chef du service des études économiques et financières puis responsable de la gestion actif-passif. En 1993, il est nommé directeur des études économiques, responsable de la recherche de marché chez CDC-Ixis. Devenu en 1998 directeur de la recherche et des études de Natixis, il est promu chef économiste en mai 2013. Depuis septembre 2024, il est conseiller économique d'Ossiam. Il est également membre du Cercle des Economistes.
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