De l’indépendance des banques centrales
Les banques centrales ont gagné leur indépendance dans les années 1980, en lien avec les politiques de ciblage de l’inflation. A l’époque, le contexte de stagflation a en effet remis en cause les politiques de relance keynésiennes financées par émission de monnaie, non seulement en raison de leur inefficacité, mais aussi pour leurs effets inflationnistes. Cet échec a ouvert la voie à la doctrine monétariste, laquelle préconisait l’assèchement de la masse monétaire comme unique moyen de juguler l’inflation. L’indépendance des banques centrales est alors devenue la norme institutionnelle consensuelle, le but étant de protéger la monnaie des pressions politiques et d’assurer un ancrage nominal crédible. Aujourd’hui encore, les grandes banques centrales jouissent d’une totale indépendance opérationnelle avec une autonomie dans le choix des instruments afin d’atteindre leurs objectifs, lesquels restent néanmoins fixés, pour des questions de légitimité politique, soit par les traités pour la zone euro, soit en collaboration avec des instances démocratiquement élues, comme au Royaume-Uni ou aux Etats-Unis.
A la même période, et conformément aux préceptes néolibéraux, les marchés étaient considérés comme efficaces et la stabilité financière comme un sous-produit de la stabilité monétaire. La surveillance et la réglementation des institutions financières procédaient de politiques microprudentielles. La crise de 2008 a cependant remis en question l’efficience des marchés avec un système financier moderne, vulnérable aux risques systémiques que les politiques microprudentielles n’étaient pas en mesure de détecter. Les banques centrales ont dû intervenir massivement, bien au-delà de leur mandat, en octroyant des facilités de prêt en dernier ressort à un large éventail de contreparties et à des taux subventionnés, tout en endossant un rôle de « teneur de marché » en dernier ressort pour lubrifier tous les segments de marché endommagés. Une fois la crise passée, les objectifs et les pouvoirs des banques centrales ont été étendus au-delà de leurs objectifs traditionnels en matière d’inflation pour englober la stabilité financière, avec une responsabilité en termes de politiques macroprudentielles. En outre, au cours des années qui ont suivi, une fois les instruments monétaires traditionnels épuisés, les banques centrales ont dû élargir leur panoplie d’outils pour atteindre leur cible d’inflation en se lançant dans des politiques non conventionnelles, dites d’assouplissement quantitatif, synonymes de forte expansion de leur bilan.
Cette double évolution a ébranlé le consensus autour de leur indépendance. Ces institutions technocratiques ont en effet été amenées à prendre des décisions ayant une influence sur l’allocation et la redistribution des revenus ou de la richesse, ce qui pose la question de leur légitimité. Les politiques ultra-accommodantes ont notamment favorisé les emprunteurs mais également les ménages à haut patrimoine, qui ont investi en Bourse ou en immobilier, au détriment des petits épargnants. De plus, les banques centrales ont accumulé une grande quantité d’obligations souveraines à leurs bilans, ce qui n’est pas neutre politiquement, notamment eu égard à l’évaluation de la soutenabilité des trajectoires d’endettement public.
Par ailleurs, l’élargissement de leur mandat aux questions de stabilité financière, en plus de la stabilité des prix, a fait naître des conflits d’objectifs. Avant la pandémie, les banques centrales étaient d’ailleurs accusées de suivre trop scrupuleusement leur mandat d’ancrage nominal et de maintenir les taux d’intérêt trop bas pendant trop longtemps, au prix de l’accumulation d’importants déséquilibres financiers. Post-Covid, ceux qui pensent que l’inflation est toujours un phénomène monétaire considèrent que les banques centrales ont provoqué la vague d’inflation actuelle par une création monétaire excessive. L’ensemble a ranimé les débats sur les risques de dominance budgétaire ou financière.
Dans tous les cas, l’élargissement des mandats des banques centrales et l’utilisation d’instruments monétaires ayant des effets distributifs ne se sont pas traduits par une transparence et une surveillance accrues, ce qui sape leur légitimité. Les banques centrales doivent redoubler d’efforts pour expliquer et justifier leur décision tout en se soumettant à un contrôle démocratique renforcé grâce à une évaluation solide et structurée des politiques monétaires par des instances démocratiques. Il est aussi important de bien délimiter le rôle des politiques monétaires et macroprudentielles, ainsi que les outils nécessaires à l’atteinte de chacun de ces objectifs, le tout assorti d’une communication claire pour rendre compte de décisions complexes, en apparence contradictoires, résultant d’un difficile exercice d’équilibre entre stabilité monétaire et stabilité financière. Transparence et responsabilité sont les moteurs de la confiance dont les banques centrales ont besoin pour préserver leur indépendance.
Titulaire d’un Doctorat de Sciences Economiques de l’Université de Paris X Nanterre, Isabelle Job-Bazille a débuté sa carrière chez Paribas en 1997 comme Analyste risque-pays en charge de la zone Moyen-Orient-Afrique. Elle a rejoint Crédit Agricole S.A. en septembre 2000 en tant qu’économiste spécialiste du Japon et de l’Asie avant de prendre la responsabilité du Pôle Macroéconomie en mai 2005. Dans le cadre de la ligne métier Economistes Groupe, elle a été détachée à temps partiel, entre 2007 et 2011, dans les équipes de Recherche Marchés chez Crédit Agricole CIB à Paris puis à Londres. Depuis février 2013, elle est directeur des Etudes Economiques du groupe Crédit Agricole S.A.
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