Fed contre BCE : deux inflations, deux économies
Fed et BCE ont, en théorie, un ennemi commun : l’inflation, mais seulement quand elle dépasse 2 %. Alors, les deux banques centrales augmentent leurs taux d’intérêt à court terme et s’engagent à le faire aussi longtemps que l’inflation ne sera pas durablement revenue à leurs chers 2 %. « Durablement », car ce niveau de prix sera à la fois mesuré par les taux longs, soupçonneux, et, pour la BCE, par l’enquête auprès de prévisionnistes professionnels sur leur vision à cinq ans. Fed et BCE sont donc faites pour répéter leur commun objectif anti-inflation, mais avec des inflexions analysées par les marchés. Elles vont y annoncer, à mots couverts, leurs futures actions en fonction du succès de leur objectif. Mais leurs actions dépendent en réalité du capitalisme de chacun.
Là s’arrête en effet la comparaison entre ces deux banques centrales : les chiffres et les résultats de ces politiques sont différents, de plus en plus même. La Fed est ainsi en butte à une inflation à 3,4 %, alors que la BCE fait face à la sienne, à 2,4 %. Cette dernière est donc presque à l’objectif et devrait commencer sa baisse des taux le 6 juin, à partir de son niveau de 4,5 %, par doses de 25 points de base. Aucun problème, et c’est même bienvenu pour une zone dont la croissance est pratiquement à l’arrêt ! Tel n’est pas le cas pour les Etats-Unis, avec des taux supérieurs, à 5,5 %, mais avec une croissance forte, à 3,1 %.
D’abord, l’inflation devient partout plus résistante aux hausses de taux, car plus dépendante d’une économie servicielle où il s’agit de « calmer » les salaires qui ont beaucoup monté depuis le Covid. Il a donc fallu que les banques centrales se lancent dans une opération « salaires des services contre inflation », au moyen (et au risque) d’une longue pression sur l’activité. Nous ne sommes plus dans une économie industrielle où la hausse des taux pesait sur l’investissement, puis assez vite sur l’emploi, les salaires et les prix. L’économie de services traditionnels (commerce, restauration et hôtellerie) réagit avec plus de retard, sans évidemment parler de la fonction publique. Elle requiert plus de temps, au prix de l’activité qui souffre et du déficit budgétaire qui enfle, avec des taux plus élevés. Mais nous voilà en zone euro, sinon en France !
Ce n’est pas ce qui se passe aux Etats-Unis avec cet étrange mélange : plus d’inflation, donc des taux d’intérêt élevés plus longtemps, mais avec aussi de l’emploi, et donc toujours autant de croissance. Ce mélange résulte à la fois d’un capitalisme plus violent (le licenciement y est plus rapide que dans la « vieille Europe ») et surtout d’une plus grande avance dans les nouvelles technologies (où les talents sont plus recherchés, avec des salaires plus élevés). Ceci donne plus d’inflation et d’efficacité, des salaires plus résistants aux taux et un dollar solide. Ce qui permet plus de déficit budgétaire, avec plus de bons du Trésor achetés, car jugés sûrs. Ils rapporteront plus, car ils sont davantage garantis par une économie plus avancée. Bien sûr, cette économie américaine ne pourra continuer longtemps à jouer ce jeu, libéralisme classique plus ChatGPT, sans prendre le risque de déséquilibrer l’économie mondiale, comme vient de l’en prévenir le FMI.
En fait, c’est la première fois que l’économie mondiale des pays développés à économie de marché se fissure autant, derrière le paravent d’une inflation commune à 2 %. La révolution technologique bénéficie au pays le plus avancé : il y a deux inflations, car il y a deux économies. On comprend que Christine Lagarde revendique son indépendance par rapport à Jerome Powell. Elle est plus dans une économie traditionnelle que sur une autre trajectoire. Elle doit laisser durer l’écart de taux avec la Fed pour permettre à la zone euro d’investir et de former plus, ce qui renforcera la compétitivité de l’euro. Ceci ne résoudra pas les problèmes d’une zone qui doit s’unifier plus, notamment par une Union bancaire et une Union de marchés de capitaux. Plus tôt on l’admettra…
Jean-Paul Betbèze, économiste, diplômé d’HEC, docteur d’Etat agrégé de sciences économiques. Il a commencé sa carrière dans l’enseignement en tant que professeur d’université, notamment à Paris II-Panthéon Assas à partir de 1987. Entré en 1986 comme directeur d’études au Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Credoc), il rejoint trois ans plus tard le Crédit Lyonnais comme directeur des études économiques et financières, puis en 1995, comme directeur de la stratégie. En 2003, il est promu conseiller du président et du directeur général de Crédit Agricole, puis directeur des études économiques et chef économiste. Il a crée sa propre structure de conseil en 2013. Membre du Cercle des économistes.
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