Flux de capitaux : élixir ou poison
Par Isabelle Job Bazille, directeur des Etudes Economiques Groupe, Crédit Agricole
Le marché, lieu de croyances et d’opinions, aime les histoires, des prophéties autoréalisatrices qui suscitent l’adhésion d’un nombre croissant d’investisseurs au comportement mimétique. Ces vagues cumulatives à la hausse ont une durée et une ampleur difficilement prédictibles avec un risque de débouclage désordonné lorsque la convention en vigueur est brutalement mise en doute. Les pays émergents sont une nouvelle fois victimes de ces mouvements de balancier de la finance. Considérés il y a encore peu comme un nouvel eldorado pour les investisseurs à la recherche de rentabilité, les pays émergents retrouvent soudainement leur statut de classe d’actifs risqués, à manier avec précaution. Dans un environnement de taux bas et de liquidité abondante, qui caractérise le monde développé depuis l’éclatement de la crise financière de 2007, les capitaux en quête de rendement sont allés se déverser sur les marchés émergents.
Il est vrai que la résilience de ces pays pendant la crise a ancré la croyance collective autour de quelques idées simples : celle d’un rattrapage économique inéluctable ; celle d’une stabilité macroéconomique retrouvée et d’une gestion prudente du «policy mix» limitant les risques d’à-coups conjoncturels ; celle d’un matelas accumulé de réserves de changes offrant une protection efficace contre les aléas financiers ; celle de secteurs bancaires sains et peu enclins, forts de leur déconvenue passée, à amonceler un lourd passif en devises. D’abord centré sur les BRICS, cet optimisme s’est développé en cercles concentriques face à un appétit pour le gain insatiable des investisseurs étrangers, faisant des pays émergents un seul bloc aux opportunités identiques. Pourtant, tous les pays n’ont pas été égaux face à ces masses entrantes de capitaux. Pour les «5 fragiles» (Inde, Indonésie, Brésil, Turquie et Afrique du Sud), ces afflux de liquidité ont fait grimper la demande de monnaie locale dont la valeur s’est appréciée.
Ces pays ont bien tenté d’enrayer la hausse effrénée de leur taux de change en accumulant des réserves en devises, sans réussir à infléchir la tendance ni pouvoir éponger le surplus de liquidité (opérations de stérilisation). Leur propre politique monétaire est devenue subordonnée à celle de la Réserve fédérale américaine, avec des taux maintenus trop bas afin de réduire le différentiel de rendements d’avec les Etats-Unis et ainsi de freiner l’appétit des investisseurs étrangers. Des conditions monétaires lâches ont alors nourri des excès financiers chez eux avec un crédit relativement abondant et bon marché, lequel a financé (parfois en devises) un surplus de demande, avec à la clé un creusement des déficits extérieurs, à leur tour, couverts par des capitaux spéculatifs. L’inflation, stigmate de ces excès cycliques, a fini par accélérer un peu partout, mettant sous pression les banques centrales.
Bien sûr, ces pays sont coupables de ne pas avoir mené les réformes pour faire progresser quantitativement et/ou qualitativement leurs capacités productives ou en faveur d’une bonne gouvernance. Le fait est que ces bulles financières s’accompagnent souvent de «bulles politiques», avec des gouvernements qui jouissent d’une forte popularité, récoltant les fruits de la croissance et de l’argent facile. Ils ne sont donc guère incités à compromettre leur chance de réélection par des mesures impopulaires, surtout lorsqu’elles se heurtent à des intérêts puissants. L’annonce de la Réserve fédérale américaine d’un arrêt programmé de sa politique d’assouplissement quantitatif a été l’élément catalyseur qui a fait basculer la croyance collective avec une réappréciation globale du risque dans un contexte de baisse anticipée de l’excès de liquidité qui appelle à plus de discrimination. On comprend dès lors pourquoi ces pays fustigent l’emprise monétaire américaine dans un monde globalisé où les capitaux circulent librement.
Cependant, l’hémorragie des capitaux étrangers est venue révéler le caractère insoutenable d’une croissance fondée sur des déséquilibres financiers croissants. La vraie question est de savoir comment les pays peuvent se protéger contre les sacs et ressacs de la finance en prévenant la montée des déséquilibres, source d’instabilité future. La mise en place de politiques macro-prudentielles semble la voie la plus praticable avec des mesures contracycliques (provisionnement dynamique à rebours du cycle, réserves supplémentaires de liquidité, contraintes plus fortes sur les ratios prêts/valeurs, à moduler en cas de prêts en devises) capables de freiner ce type de frénésie spéculative financée par endettement.
Titulaire d’un Doctorat de Sciences Economiques de l’Université de Paris X Nanterre, Isabelle Job-Bazille a débuté sa carrière chez Paribas en 1997 comme Analyste risque-pays en charge de la zone Moyen-Orient-Afrique. Elle a rejoint Crédit Agricole S.A. en septembre 2000 en tant qu’économiste spécialiste du Japon et de l’Asie avant de prendre la responsabilité du Pôle Macroéconomie en mai 2005. Dans le cadre de la ligne métier Economistes Groupe, elle a été détachée à temps partiel, entre 2007 et 2011, dans les équipes de Recherche Marchés chez Crédit Agricole CIB à Paris puis à Londres. Depuis février 2013, elle est directeur des Etudes Economiques du groupe Crédit Agricole S.A.
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