France : comprend-on la situation de l’industrie ?

Publié le 1 décembre 2017 à 15h07    Mis à jour le 1 décembre 2017 à 17h25

Patrick Artus

L’industrie française est caractérisée maintenant par des marges bénéficiaires redevenues fortes, par un taux d’utilisation des capacités élevé, et par des difficultés de recrutement. Cependant, les prévisions d’investissement de l’industrie pour 2018 sont faibles, la capacité de production de l’industrie n’augmente pas, et les salaires et les prix de l’industrie n’accélèrent pas.

Comment comprendre cette contradiction dans l’industrie française entre les tensions sur les capacités et l’emploi et l’absence de redressement de l’investissement et des salaires malgré les marges bénéficiaires élevées ? Probablement par les difficultés de recrutement qui découragent l’investissement, ce qui a une grande importance quand on réfléchit aux politiques économiques à mener.

L’industrie manufacturière française est caractérisée par des perspectives de production très favorables, par des marges bénéficiaires redevenues fortes (plus de 37 % contre 35 % en 2007), par un taux d’utilisation des capacités élevé (près de 86 %), par des difficultés de recrutement importantes, visibles aux emplois vacants dans l’industrie (25 000).

Les tensions sur les capacités et l’emploi dans l’industrie française sont donc fortes. La demande n’est plus un problème, contrairement à ce qu’on entend parfois : la demande totale de produits manufacturés a crû de plus de 4 % en volume sur un an.

Mais ces tensions sur les capacités de production et l’emploi dans l’industrie française n’ont pas les effets attendus. S’il y a tension sur les capacités de production et sur l’emploi, il devrait y avoir progression forte des investissements et des salaires. Or, ce n’est pas ce qu’on observe en France. Les prévisions de progression de l’investissement de l’industrie en 2018 sont faibles (0 % de croissance), la capacité de production de l’industrie manufacturière ne progresse pas et est toujours 10 % plus basse qu’en 2008. Les salaires, les coûts salariaux unitaires, et les prix de l’industrie augmentent peu (0 à 2 % sur un an selon les variables).

On a donc une contradiction en France entre d’une part, l’insuffisance de la capacité de production de l’industrie et l’absence de redressement de l’investissement de l’industrie alors que les marges bénéficiaires de l’industrie sont élevées ; d’autre part, la tension sur l’emploi dans l’industrie et la faiblesse des hausses des salaires dans l’industrie.

Comment expliquer cette double contradiction ? La faiblesse des hausses de salaires dans l’industrie s’explique assez facilement par l’importance de la concurrence par les coûts : le coût salarial unitaire de l’industrie est plus bas en France qu’en Allemagne, mais il est plus élevé qu’en Espagne et en Italie, pays qui ont à peu près le même niveau de gamme que la France. Mais le plus compliqué à expliquer est la faiblesse des perspectives d’investissement de l’industrie, alors que le taux d’utilisation des capacités et les marges bénéficiaires sont élevés.

La seule explication possible est qu’il y a difficultés de recrutement pour l’industrie française, qui ne trouve pas les personnes ayant les qualifications nécessaires. Ces difficultés de recrutement de l’industrie française ne font pas monter fortement les salaires en raison des contraintes de compétitivité-coût ; ceci permet aux entreprises de maintenir leurs marges bénéficiaires malgré les difficultés de recrutement ; mais cela décourage les entreprises d’investir, car elles ne trouvent pas les salariés qui pourraient travailler sur les nouveaux équipements.

Les problèmes de recrutement de l’industrie sont d’ailleurs bien visibles en France : ils sont, dans les enquêtes, la première cause de freinage de l’activité pour les entreprises industrielles.

Si la France est affectée à la fois par une forte tension sur les capacités de production de l’industrie, par le freinage de l’investissement de l’industrie et par l’absence de hausse des prix de l’industrie, alors la situation d’excès de demande pour les produits manufacturés aboutit nécessairement à la dégradation du commerce extérieur pour les produits manufacturés qui rééquilibre l’offre domestique et la demande pour ces produits (le déficit extérieur industriel atteint 50 milliards d’euros en un an). On voit que la progression de la demande de produits industriels est, dans la période récente, satisfaite massivement par les importations.

Nous pensons donc que la contradiction entre une forte tension sur les capacités de l’industrie en France et l’absence de hausse prévue de l’investissement de l’industrie, malgré des marges bénéficiaires élevées dans l’industrie, s’explique par les difficultés de recrutement de salariés ayant les qualifications nécessaires à l’industrie en France. La concurrence internationale forte et la profitabilité élevée expliquent que les prix et salaires de l’industrie n’augmentent pas beaucoup ; l’ajustement se fait par la dégradation du commerce extérieur industriel de la France.

Quelles sont alors les pistes de politique économique ? Soutenir la demande n’a aucun sens puisqu’il y a déjà excès de demande ; baisser les cotisations sociales sur les salaires au niveau des salaires industriels n’est pas efficace si le problème n’est pas le coût du travail mais la disponibilité de personnes suffisamment qualifiées ; d’ailleurs les marges bénéficiaires de l’industrie sont élevées ; il n’y a pas de sens à baisser le coût du travail d’une catégorie de salariés (les qualifiés) qui est au plein emploi (avec 4,7 % de taux de chômage en 2017).

Il reste donc à mettre en place rapidement une réforme du système éducatif et de formation qui fournisse à l’industrie française les personnes dont elle a besoin. On sait que la France forme peu d’ingénieurs et de scientifiques (146 000 ingénieurs en formation en France aujourd’hui contre 757 000 en Allemagne !).

Patrick Artus Membre du Cercle des Economistes

Patrick Artus est Chef économiste de Natixis depuis mai 2013. Polytechnicien, diplômé de l’Ensae, et de l’IEP Paris, Patrick Artus intègre l’Insee en 1975, où il participe notamment à des travaux de prévision et de modélisation, avant de rejoindre, cinq ans plus tard, le département d’économie de l’OCDE. En 1982, il devient directeur des études à l’Ensae puis il est nommé, trois ans plus tard, conseiller scientifique au sein de la direction générale des études de la Banque de France. En 1988, il intègre la Caisse des dépôts et consignations, où il exerce successivement en tant que chef du service des études économiques et financières puis responsable de la gestion actif-passif. En 1993, il est nommé directeur des études économiques, responsable de la recherche de marché chez CDC-Ixis. Devenu en 1998 directeur de la recherche et des études de Natixis, il est promu chef économiste en mai 2013. Depuis septembre 2024, il est conseiller économique d'Ossiam. Il est également membre du Cercle des Economistes.

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