Karlsruhe ouvre le débat sur les limites démocratiques de l’euro
Il y a quinze jours, la Cour constitutionnelle allemande à Karlsruhe a procédé à une audition sur la constitutionnalité des interventions monétaires de la BCE. Sa décision est attendue pour l’automne, après les élections allemandes. La grande majorité des experts économiques qui intervenaient à cette occasion ont argué, à l’instar de la Bundesbank, que les Outright Monetary Transactions (OMT), c’est à dire le rachat par la BCE d’emprunts d’Etats de la zone euro sur le marché secondaire, étaient en conflit manifeste avec le traité de Lisbonne, qui interdit la monétisation de la dette publique, ainsi que les procédures de bail out (ou sauvetage) d’un Etat. Selon eux, en proposant de «faire tout ce qu’il faut» pour sauver l’euro, la BCE a franchi les limites à ne pas dépasser.
Elle mélange politique monétaire, pour laquelle elle a un mandat, et politique budgétaire – prérogative des parlements nationaux élus. En conséquence, la BCE fait preuve d’un excès de pouvoir. Prenant la défense de la BCE, Wolfgang Schäuble, le ministre allemand des Finances, s’est au contraire demandé si le reproche ne pouvait pas être adressé plutôt à la Cour constitutionnelle, dans la mesure où elle juge une institution européenne, qui plus est autonome dans la mise en oeuvre de sa politique monétaire. Karlsruhe n’a pas répondu à la question et a accepté la plainte déposée, entre autres, par divers groupes d’économistes, une association de citoyens (comptant 35 000 membres) ainsi qu’un parti politique (Die Linke).
Motif : les OMT pourraient aboutir à une garantie illimitée de la part des contribuables – sans le consentement du Bundestag. Le pouvoir du Parlement, qui a pour prérogative de décider du budget, serait ainsi sérieusement amoindri. Cette position est très largement défendue dans la sphère publique allemande. C’est le cas également aux Pays- Bas, en Finlande ou en Autriche – bref, dans les pays créanciers. Au-delà des interrogations juridiques, la question est de savoir pourquoi la BCE a précisément franchi les limites. Ou, plus précisément, que se serait-il passé si la BCE avait fait ce que ses détracteurs proposaient, c’est-à-dire rien ? Depuis l’été 2010, nous avons à faire dans la zone euro à une re-segmentation des marchés financiers qui s’est aggravée avec le temps.
A tel point que les investisseurs ont même envisagé un éclatement de l’euro. Bien que ce risque ait été minime, s’il s’était avéré, les retombées auraient été énormes – plus graves que le choc de Lehman Brothers. Tout à fait rationnellement, ces investisseurs se sont repliés derrière les frontières des pays perçus comme les plus sûrs. Les autres ont vu la menace de non renouvellement de leurs financements s’accroitre considérablement, et avec elle le risque d’entrer dans une dynamique désastreuse – les difficultés de liquidité provoquant des problèmes de solvabilité. Pour enrayer les dégâts, la BCE s’est d’abord adressée aux banques, en leur offrant (contre des collatéraux) toute la liquidité dont elles avaient besoin. Mais les difficultés d’accès au crédit, surtout pour les PME, et les différences de coûts selon les pays, se sont aggravées.
Parallèlement, comme les investisseurs privés ne finançaient plus les banques de la périphérie de la zone euro, la BCE s’est substituée à eux. Ce qui s’est traduit, pour les banques centrales des pays du Nord, par un gonflement de leurs actifs avec les créances des pays du Sud. Mais après l’annonce de la création des OMT, qui étaient conditionnées à la mise en place d’un programme d’ajustement, les spreads se sont réduits. Et le risque de l’éclatement s’est éloigné. La politique de la BCE s’est donc révélée effi cace. Pour la Cour constitutionnelle, l’efficacité n’est pas la question. Le but poursuivi ne légitime pas les moyens employés. Pourtant, la politique de la BCE était indispensable. Autrement, son mécanisme de transmission monétaire ne fonctionnant plus, elle n’aurait eu aucune possibilité d’intervenir pour stabiliser la situation, et encore moins prévenir l’éclatement de la zone.
Avec l’introduction de l’euro, les pays membres sont devenus des «sub-sovereigns», des provinces monétaires, sans aucune capacité d’intervention. Alors que, par exemple, la Banque d’Angleterre peut garantir la liquidité des marchés de la dette publique, ce n’est pas le cas pour la dette italienne, espagnole, etc. Si on ne veut pas s’exposer en permanence à une menace latente, celle de l’annulation de la dette d’un pays, la BCE doit être capable d’intervenir in extremis. Dès lors que les traités ne le permettent pas, il faut adapter les institutions. Mais cela nécessite davantage de fédéralisme et présuppose des débats publics européens. Or pour l’instant, si les marchés fi nanciers sont segmentés, nos débats publics le sont tout autant.
Hans-Helmut Kotz est Center for European Studies à Harvard University
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