La Fed et le diktat des marchés

Publié le 24 juin 2016 à 17h31

Isabelle Job Bazille

Aux Etats-Unis, alors que l’économie vit sur un rythme de croissance de 2-2,5 % depuis plusieurs années, les taux d’intérêt sont encore au plancher, alors que normalement la phase montante du cycle est l’occasion, pour la banque centrale, de se reconstituer des marges de manœuvre monétaires. La Fed est donc en retard dans son réglage monétaire, et bien qu’elle annonce toujours son intention de poursuivre le processus de normalisation, entamé en décembre dernier, une telle échéance ne cesse d’être repoussée. La Fed prend le risque, à trop procrastiner, de se retrouver à court de munitions traditionnelles pour stabiliser son économie en cas de retournement conjoncturel, une éventualité qui se rapproche à mesure que le cycle gagne en maturité.

Déjà à la rentrée 2015, alors que la Fed avait soigneusement préparé les marchés à une hausse de taux, la première depuis 2006, les turbulences financières de l’été sur fond d’inquiétudes chinoises ont finalement eu raison de sa détermination, en la contraignant à différer d’un trimestre l’amorce de son cycle de resserrement. Après un premier tour de vis en décembre, la trajectoire prévue de hausse de taux, à une cadence trimestrielle, paraissait suffisamment lisible pour guider les anticipations de marchés et suffisamment graduelle pour ne pas les inquiéter. Mais depuis, plus rien… La Fed a passé son tour en mars face aux nouvelles tribulations chinoises, à un pétrole au plus bas et à une poussée d’aversion au risque sur les marchés. Elle s’est à nouveau abstenue en juin à l’approche du référendum britannique, source d’instabilité financière, et après la parution d’un mauvais chiffre d’emploi qui pourrait se révéler n’être finalement qu’une irrégularité statistique !

Cela étant dit, les marchés sous perfusion de politiques monétaires ultra-accommodantes mettent régulièrement au défi la Fed avec de l’instabilité et une menace de correction à l’approche d’une nouvelle hausse de taux ayant finalement un caractère inhibiteur. Une telle influence des marchés sur la politique monétaire américaine est problématique et pourrait finir par entamer la crédibilité d’une institution prise en otage par une finance vue comme toute-puissante car déstabilisatrice. La mise sous perfusion du système financier depuis la crise a créé une forme d’accoutumance dont il sera forcément difficile de se débarrasser. Plus vite la Fed prendra l’ascendant sur les marchés, moins les marchés auront d’ascendant sur l’économie. Car à chaque reculade, les marchés rassérénés, et propices aux excès, se remettent en quête de rentabilité, ce qui gonfle artificiellement les prix des actifs et comprime excessivement les primes de risque en attendant une inévitable correction qui n’est pas exempte de dommages collatéraux sur l’économie. Loin de combattre l’instabilité financière, l’immobilisme de la Fed devient également une fabrique à volatilité…

La Fed doit s’affranchir le plus rapidement possible de cette dépendance aux marchés et se concentrer sur son mandat domestique qui consiste à maximiser l’emploi sous contrainte d’inflation. Ces objectifs sont apparemment remplis avec un taux de chômage à 4,7 % (en deçà de ce que la Fed considérait il y a encore peu comme le plein-emploi) et une inflation sous-jacente (excluant les prix de l’énergie et des biens alimentaires, sur lesquels la politique monétaire n’a aucune influence) ancrée autour des 2 %. Certes, les chiffres décevants de croissance à la charnière 2015-2016 ont pu instiller des doutes sur l’état de santé réel de l’économie américaine, mais depuis lors, les enquêtes de confiance se redressent, l’industrie reprend des couleurs, les créations d’emplois restent en tendance dynamique, ce qui tire vers le haut les salaires. Le rebond de la croissance attendu en deuxième partie d’année devrait permettre à l’économie américaine de délivrer une performance honorable avec une progression du PIB de l’ordre de 2 % en moyenne annuelle, un rythme conforme à sa tendance de long terme, pas de quoi légitimer le maintien du taux directeur à des niveaux historiquement bas.

La Fed qui n’a de cesse de marteler sa confiance dans la solidité de l’économie américaine ne doit plus céder à la pression des marchés et faire la preuve par l’exemple en ramenant progressivement le niveau des taux d’intérêt en phase avec les fondamentaux économiques. Partant d’une base faible, le chemin de la normalisation s’annonce long, d’où le besoin d’agir rapidement pour éviter de devoir accélérer la cadence au bénéfice de la prudence et se recréer un espace suffisant afin de pouvoir actionner le levier traditionnel des taux en cas d’inflexion cyclique.

Isabelle Job Bazille Directrice des Etudes Economiques ,  Crédit Agricole S.A.

Titulaire d’un Doctorat de Sciences Economiques de l’Université de Paris X Nanterre, Isabelle Job-Bazille a débuté sa carrière chez Paribas en 1997 comme Analyste risque-pays en charge de la zone Moyen-Orient-Afrique. Elle a rejoint Crédit Agricole S.A. en septembre 2000 en tant qu’économiste spécialiste du Japon et de l’Asie avant de prendre la responsabilité du Pôle Macroéconomie en mai 2005. Dans le cadre de la ligne métier Economistes Groupe, elle a été détachée à temps partiel, entre 2007 et 2011, dans les équipes de Recherche Marchés chez Crédit Agricole CIB à Paris puis à Londres. Depuis février 2013, elle est directeur des Etudes Economiques du groupe Crédit Agricole S.A.

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