La sous-traitance a aussi un volet social

Publié le 10 novembre 2022 à 16h55

François Meunier    Temps de lecture 4 minutes

On riait des kombinats de l’ère soviétique qui ne connaissaient pas le mot de sous-traitance et qui pour l’essentiel fabriquaient tout sous leur toit : par exemple, les services de restauration pour le personnel, mais aussi les tables et les chaises pour la cantine. C’était nier l’intérêt de la division du travail pour capter les effets d’échelle et d’expertise. C’était négliger les forts gains de productivité et l’innovation qu’apporte la spécialisation, tant pour le fournisseur que pour son client. Dans l’ex-URSS, la cause en venait de l’absence de marchés efficaces dans le commerce interentreprises : autant faire tout chez soi puisqu’il était difficile de commercer à l’extérieur. Cela permet de rappeler qu’il n’y a pas de relations de marché au sein d’une entreprise, simplement des relations administratives qui supposent une proximité des gens et une certaine dose d’organisation et de confiance. Et ces échanges internes forment une part immense des flux de toute économie.

Aujourd’hui, grâce à des institutions de marché plus évoluées, la plupart des entreprises sous-traitent, et le font de plus en plus et dans des domaines toujours plus nombreux. Il serait erroné de mettre toute la sous-traitance dans un même sac. Mais on peut s’attarder sur le cas particulier de certains services aux entreprises, comme la restauration, le nettoyage, la sécurité ou la logistique, ceci allant jusqu’à certaines fonctions plus administratives, comme les centres d’appels, la comptabilité ou la gestion de la paie.

Dans son cours au Collège de France, l’économiste Philippe Aghion s’interroge sur ce qu’implique cette tendance profonde sur l’échelle des salaires dans nos sociétés. Au fil d’études de plus en plus précises, il apparaît en effet que l’inégalité salariale tient désormais en majorité à la différence du salaire moyen entre entreprises, et non à l’écart entre hauts et bas salaires au sein des entreprises, et ceci en dépit de la forte hausse relative des rémunérations des hauts dirigeants. Et c’est la sous-traitance qui semble le facteur le plus apte à expliquer l’effet dominant de l’« interentreprises » sur l’« intra-entreprise ».

Il n’y a pas à s’en étonner. Les métiers de service qu’on vient de désigner sont en général les moins qualifiés. Abrités dans une entreprise qui intègre ces fonctions, les salariés profitent des « augmentations générales annuelles », dont on sait qu’elles sont plus fréquentes et importantes en termes de hausse de la masse salariale que les « augmentations individuelles ». Qui plus est, ils bénéficient souvent des coups de pouce qu’on donne aux bas salaires.

Perdant cela, le salarié est loin d’être gagnant quand il est emporté par une opération de sous-traitance auprès d’un prestataire externe. On le voit par les chiffres : une étude faite en Allemagne montre qu’en moyenne, un salarié qui fait l’objet de sous-traitance interne perd 10 % de salaire dans les trois ans qui suivent. Il y a pourtant le même type de protection qu’en France (art. L. 1224-1 du Code du travail) garantissant le maintien du contrat de travail avec le nouvel employeur. La protection n’est que temporaire.

En effet, à quitter le train de son précédent employeur, on observe que le travailleur voit croître la probabilité de perdre son emploi dans le futur. Il perd en centralité de son lieu de travail, puisqu’il rend souvent sa prestation d’un client à l’autre, avec un effet négatif sur sa capacité à défendre collectivement ses intérêts. Il ne bénéficie plus du partage d’expérience et de qualification à fréquenter des collègues plus qualifiés. Il voit limiter ses perspectives de promotion dans ses tâches et donc dans sa rémunération. Dans beaucoup de ces entreprises de services, le salarié est recruté à l’entrée autour du SMIC et, cinq ans après, se retrouve… au SMIC, avec, on s’en doute, quelque effet sur sa motivation. Sa promotion dans l’échelle des compétences ne peut venir que d’un changement d’employeur.

Le dommage est double : pour l’entreprise qui sous-traite, il y a une perte de diversité sociale et de capacité à déployer des talents nouveaux ; pour le sous-traitant, il y a le coût d’un turnover important de son personnel.

Le dilemme est là. La sous-traitance fait partie des bonnes pratiques industrielles et il n’est pas question de la remettre en cause. Mais l’entreprise et ses salariés ne peuvent complètement se désintéresser des gens qui travaillent souvent dans leurs murs, avec pourtant des conditions matérielles très éloignées des leurs. Après tout, la lettre « S » fait partie du sigle « ESG. » 

François Meunier responsable ,  Vox-Fi (DFCG)

François Meunier est économiste, ancien président de la DFCG

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