Le crédit commercial en temps de crise
La crise de la Covid-19 illustre à nouveau l’importance du crédit commercial dans le financement et la santé de nos économies. Le crédit commercial est l’octroi de délais de paiement par une entreprise fournisseur à une entreprise cliente, parfois assorti d’un rabais pour paiement anticipé. En accordant des délais de paiement, le fournisseur se prive dès lors de liquidités à court terme et les prête donc implicitement à ses clients. En France, le poids du crédit commercial est colossal. Les dettes fournisseurs représentent entre 20 et 30 % de l’actif des entreprises françaises, l’équivalent de tous les financements à court terme disponibles, et permettent de financer près de 35 % des investissements réalisés par les entreprises françaises (Cuñat et Garcia-Appendini, 2012).
Le crédit commercial soulève plusieurs paradoxes. D’une part, son coût implicite est prohibitif. Lorsque les délais sont assortis de rabais pour paiement anticipé, son coût peut être calculé et est de l’ordre de plus de 40 %. D’autre part, les entreprises se substituent ainsi aux banques dont le prêt aux entreprises est pourtant le cœur d’activité. Ainsi, durant la crise financière de 2007, une étude scientifique portant sur les Etats-Unis a montré que les entreprises les plus solvables (avant la crise) avaient accordé des délais de paiement plus longs à leurs principaux clients. Cela s’est fait néanmoins au détriment de leurs propres investissements et donc potentiellement de leur croissance future (Garcia-Appendini, Montoriol-Garriga, 2012).
Un détour par la théorie financière sur les délais de paiement apporte un éclairage utile sur ces paradoxes. Les raisons qui président à l’octroi des délais de paiement sont beaucoup plus complexes que pour un crédit bancaire classique. Des raisons informationnelles, financières, et marchandes poussent les entreprises à recourir au crédit commercial.
D’un point de vue purement financier, l’importance prise par le crédit commercial n’est pas un phénomène aberrant (Biais et Gollier, 1997). Les contraintes financières des entreprises expliquent pour partie le recours au crédit commercial. En outre, les entreprises ont un avantage informationnel sur les banques quant à la santé financière de leurs principaux clients, ne serait-ce qu’en observant leurs flux d’achats. Dès lors, le risque moral subi par les fournisseurs est moindre que pour une banque, car le délai de paiement est assorti de la livraison et de la vente d’un bien dans un but de production précis. La dilapidation des liquidités à des fins non productives est donc moins probable. Ensuite, les moyens de coercition à disposition des entreprises sont aussi plus importants puisqu’ils peuvent décider de ne pas livrer le bien si les délais de paiement ne sont pas respectés. Enfin, la valeur liquidative des stocks de biens de consommation intermédiaire est plus grande pour une entreprise fournisseur que pour une banque.
Par ailleurs, les délais de paiement s’inscrivent dans les termes de la relation marchande, et permettent d’attirer et de retenir les entreprises clientes au même titre que le prix des biens fournis ou les délais de livraison. Les délais de paiement (assortis de rabais en cas de paiement anticipé) permettent donc d’assurer un flux de ventes futures, et d’asseoir une relation de long terme, voire d’augmenter ses parts de marché.
Les délais de paiement donnent également l’option au client de ne pas payer dans l’éventualité où le bien ne correspondrait pas à ses attentes ou serait défectueux. En retour, la menace de défaut de paiement étant bien réelle, le fournisseur est incité à fournir un bien de qualité suffisante. Dès lors, les délais de paiement sont un équilibre dans lequel le client est assuré de la qualité des biens fournis, et le fournisseur est en retour assuré de ventes futures si la qualité des produits est suffisante.
En période de crise, le crédit commercial peut favoriser la propagation des chocs le long de la chaîne de valeur, et asphyxier les plus petits fournisseurs. Néanmoins, parce qu’ils constituent aussi un levier formidable de captation de la clientèle en temps normal, les autorités font face à des arbitrages complexes au moment de légiférer sur les délais de paiement. Ainsi, Breza et Liberman (2017) démontrent qu’un accord en 2006 au Chili obligeant les fournisseurs d’une grande chaîne de supermarché à réduire leurs délais de paiement a entraîné une chute de leurs ventes et leur intégration verticale (leur acquisition) par la chaîne de supermarchés. En France, la situation est heureusement plus nuancée et favorable. D’après Beaumont et Lenoir (2020), la loi de modernisation de l’économie (LME) de 2008 visant à réduire les délais de paiement a été très bénéfique aux plus petits fournisseurs, avec des effets notables sur leur niveau de trésorerie disponible, et la croissance de leur chiffre d’affaires à l’étranger.
Marie-Aude Laguna est maître de conférence à l'Université Paris-Dauphine