L'analyse de François Meunier

Le défi du financement de l’immatériel

Publié le 21 février 2020 à 16h54    Mis à jour le 24 avril 2020 à 18h40

François Meunier

Les bilans d’entreprise n’ont plus la tête qu’ils avaient autrefois : beaucoup moins d’actifs corporels, c’est-à-dire de ces choses qu’on peut toucher avec la main ; mais beaucoup plus d’actifs incorporels ou immatériels : logiciels, marques, brevets ou autres types de propriété intellectuelle. Cela s’étend aux savoir-faire spécifiques que détient telle équipe de salariés dans l’entreprise. Une métaphore commode est de comparer la plateforme logicielle d’Amazon et la plateforme en mer d’une entreprise pétrolière. Les deux répondent à des besoins logistiques, mais la première est immatérielle, la seconde ne l’est pas.

C’est la base du succès de quantité d’entreprises du numérique : la plateforme pétrolière ne pourra extraire qu’une quantité donnée de pétrole, la machine qui usine des pièces mécaniques n’en fera qu’un nombre donné dans la journée. Ce n’est pas le cas pour la plateforme logicielle : elle est en quelque sorte extensible à l’infini et à coût limité. On ne s’étonnera donc pas que le gros de l’investissement de nos jours n’aille plus à l’équipement matériel mais de plus en plus à sa partie immatérielle. L’immatériel se sépare même de l’équipement physique : une nouvelle machine venait autrefois avec ses améliorations techniques et logicielles ; on peut désormais acquérir la mise à jour logicielle indépendamment de son support matériel.

Le problème, c’est que le monde financier a du mal à s’adapter à cette transformation profonde. Traditionnellement, le crédit bancaire aux entreprises est prioritairement attaché aux actifs physiques : une entreprise finance plus ou moins aisément son parc immobilier, ses ordinateurs et ses machines, ses stocks ou ses créances clients. Il est beaucoup plus difficile de financer un bilan quand celui-ci est littéralement vide d’éléments tangibles. On comprend la réticence du banquier : l’actif a dans ce cas une nature binaire où la réussite du projet ou de l’entreprise, éventuellement liée décisivement à cet actif, lui conférera une grande valeur, mais où l’échec mettra sa valeur à zéro. On ne finance plus alors un bilan, on finance une espérance de flux de trésorerie, chose qui ramène le crédit classique à du financement de projet, beaucoup plus complexe et coûteux à mettre en place. Les banques savaient pourtant s’y risquer autrefois, jouant sur la mutualisation et sachant que de telles entreprises n’étaient qu’une petite minorité ; elles hésitent aujourd’hui, au risque même de se priver de la partie la plus dynamique de leur clientèle entreprise.

Les entreprises ont peu à en souffrir, disent certains, puisque le private equity vient à la rescousse et saura financer les projets innovants. Peut-être, mais peu d’entreprises y ont réellement accès, et ouvrir son capital est une décision lourde pour un entrepreneur. Un financement fonds propres n’a rien à voir avec un financement en dette, que ce soit en coût, en complexité ou en pouvoir de décision.

L’innovation financière pourrait-elle améliorer les choses ? On pourrait souhaiter par exemple que se développent des marchés de la propriété intellectuelle ou des logiciels, de façon à rendre liquides et mesurables ces éléments immatériels, comme on le fait pour les actifs tangibles, et ainsi conforter le banquier. On commence à le voir pour les brevets, par exemple, mais la route sera très longue quand bien même elle aboutirait. Les banques pourraient aborder le risque avec une approche plus statistique, usant davantage de la mutualisation. Les normes comptables pourraient être plus généreuses dans la reconnaissance au bilan de certaines dépenses d’investissement en immatériel, à l’égal de ce que tolère IAS 38 s’agissant de certains frais

de R&D.

L’embarras va plus loin. Dans les banques, sur les marchés financiers, les analystes sont à la peine pour évaluer les projets faute d’arrimage à du «physique». C’est même l’inverse à vrai dire : voudrait-on mesurer la valeur des éléments immatériels de l’entreprise qu’on passerait d’abord par l’évaluation de l’entreprise elle-même, dans sa singularité, pour retrancher ensuite les éléments d’actifs matériels qu’on arrive à isoler dans le bilan. Beaucoup d’ouvrages de finance circulent sur la question difficile de la valorisation de l’immatériel. Sans vouloir être méchant, on s’économisera du temps de lecture à en rester à la proposition que nous venons d’énoncer : procéder par soustraction plutôt qu’addition. L’incorporel, c’est ce qui reste quand on a tout évalué.

Et dans l’intervalle, beaucoup de beaux projets d’entreprise restent sous-financés. 

François Meunier responsable ,  Vox-Fi (DFCG)

François Meunier est économiste, ancien président de la DFCG

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