Le dur équilibre entre risques financiers et risques extra-financiers
Comment les entreprises gèrent-elles leurs risques opérationnels et extra-financiers ? De nombreuses enquêtes auprès de dirigeants d’entreprise témoignent de l’importance prise par les risques opérationnels tels que les perturbations de la chaîne d'approvisionnement, les rappels de produits, ou les risques de cybersécurité. Pourtant, comme en témoignent de nombreux manuels de finance, la gestion des risques est souvent traitée sous un angle financier strict. En raison de la complexité technique du sujet, la recherche en gestion s’est notamment cantonnée aux instruments de couverture contre le risque de taux ou de change.
Dans le cadre d’un article de recherche avec Ryan Williams de l’Université d’Arizona[1], nous montrons que les entreprises ont une approche globale et non segmentée de la gestion des risques. Elles ne traitent pas de manière isolée les différents risques, mais choisissent au contraire de réduire leur levier financier lorsque leurs risques extra-financiers et opérationnels augmentent. Dans cet article, nos estimations économétriques montrent que les fournisseurs diminuent leur endettement financier (de long terme et court terme) lorsque leurs plus gros clients subissent un choc réputationnel négatif qui remet potentiellement en cause la chaîne d’approvisionnement. Nos résultats montrent aussi que les fournisseurs sont aussi plus enclins à utiliser des instruments de couverture classiques (par exemple contre le risque de taux) en pareil cas.
Afin de démontrer cela, nous étudions les amendes payées par plusieurs géants de l’industrie nord-américaine depuis le début des années 1990 pour violation de la législation sur la santé et la sécurité des employés. Ces violations font suite à des inspections d’usines visant par exemple à évaluer la formation des employés, le matériel de sécurité ou la signalisation en cas de danger imminent. Les entreprises de notre échantillon sont dans un rapport de force favorable évident à l’égard de leurs fournisseurs dont la taille de leurs actifs est près de 30 fois moins importante, et dont les ventes représentent en moyenne 24 % du chiffre d’affaires annuel de leurs fournisseurs. Les amendes infligées par l’administration nord-américaine sont en outre dérisoires en comparaison de leur force de frappe financière, de l’ordre de dizaines de milliers de dollars en moyenne. D’ailleurs, nous montrons dans l’étude que l’impact boursier à court terme de ces amendes n’est pas significatif d’un point de vue statistique (et de l’ordre de – 0,12 % sur trois jours une fois grevée la tendance macroéconomique). De manière analogue, ces amendes n’impactent ni les ventes ni les flux de trésoreries disponibles futurs des groupes.
Néanmoins, nos résultats montrent que leurs fournisseurs prennent très au sérieux ces amendes. Pourquoi les fournisseurs devraient-ils s’inquiéter d’amendes aussi faibles ? Tout simplement parce que ces amendes constituent un choc réputationnel négatif. La violation de la législation peut signaler au fournisseur que son client sous-investit dans la sécurité de ses sites ou qu’il va subir des pressions nouvelles en termes réglementaires ou juridiques. Ensuite, d’après Cohn et Wardlaw (2016)[2], tout sous-investissement dans la sécurité peut être le signe de problèmes financiers plus graves. Enfin, les fournisseurs peuvent réévaluer à la hausse le risque d’accident, et estimer que les chances de perturbations futures de la chaîne de production et d’approvisionnement sont plus probables.
Tous les grands groupes ne sont pas égaux face à de tels chocs réputationnels. Notre étude démontre que les fournisseurs seront d’autant plus inquiétés par les amendes que leurs plus gros clients ont d’ores et déjà une très mauvaise image et réputation en matière sociale et environnementale. Dans ces cas-là, le fournisseur ne fait pas confiance à son client et réduit d’autant plus son levier financier afin de rééquilibrer et de diminuer son risque global (financier et opérationnel). A l’inverse, le fournisseur va recourir librement à l’endettement financier si ses clients les plus importants bénéficient d’une bonne image en termes social et environnemental.
Ainsi, les entreprises sont très sensibles aux risques extra-financiers soulevés par leurs plus gros clients (la qualité de l’équipe de direction, la sécurité de ses employés, les risques de pollution par accident ou diffus…). Le rapport de force étant défavorable, ce sont les petits fournisseurs qui devront ajuster leur risque financier en réponse à des problèmes extra-financiers en apparence anodins pour les flux de trésorerie de leurs clients. Enfin, nos résultats démontrent que les entreprises gèrent leurs risques financiers dans le cadre d'une stratégie plus globale qui inclut le risque opérationnel, social et environnemental de leurs parties prenantes.
[1] M.-A. Laguna et R. Williams, «Financial and Non-Financial Risk Management», document de travail, 2018, Université Paris-Dauphine.
[2] J. Cohn et M. Wardlaw, «Financing Constraints and Workplace Safety», Journal of Finance 71(5), 2016, pp. 2017-2058.
Marie-Aude Laguna est maître de conférence à l'Université Paris-Dauphine