Le rejet de l’Europe tient à des difficultés qui ont peu à voir avec elle

Publié le 8 juillet 2016 à 18h27

Patrick Artus

Les enquêtes disponibles montrent qu’une proportion importante de la population (plus d’un tiers) pense que son pays serait dans une meilleure situation en quittant l’Union européenne (au Royaume-Uni, en Italie, en France, en Autriche, en Grèce). Le Brexit a été au Royaume-Uni la conséquence logique de cette situation. Il peut exister des causes non économiques à la défiance vis-à-vis de l’Europe : rejet de l’immigration, rejet de la bureaucratie européenne.

Mais intéressons-nous ici à la cause économique probablement la plus importante du rejet de l’Europe : la transformation des économies en une économie duale : d’un côté des salariés bien qualifiés, au revenu élevé, dans des secteurs sophistiqués et internationalisés, de l’autre des salariés occupant des emplois peu qualifiés, au revenu faible, dans les services peu sophistiqués domestiques. La seconde catégorie de salariés rejette sur l’Europe la responsabilité de la dégradation de sa situation relative. Le problème est que la responsabilité de l’Europe dans cette dégradation est très faible, ses causes sont ailleurs.

Quand on observe l’évolution de la structure des emplois au Royaume-Uni et dans la zone euro, surtout en dehors de l’Allemagne, on voit apparaître un dualisme croissant (une bipolarisation croissante) des marchés du travail. Les emplois intermédiaires, en particulier dans l’industrie, disparaissent. L’emploi se concentre aux deux extrémités : d’un côté des emplois qualifiés aux revenus élevés dans les nouvelles technologies, les services aux entreprises et les services financiers ; de l’autre des emplois peu qualifiés aux salaires faibles dans les services domestiques peu sophistiqués (commerce, restaurants, loisirs, services à la personne…). Le second groupe de salariés éprouve un sentiment de déclassement, de perte de niveau de vie, au moins en termes relatifs, d’absence de participation à la prospérité qui conduit, d’après nous, au rejet de la situation économique présente de l’Europe.

Mais d’où vient le dualisme (la bipolarisation) du marché du travail ? D’évolutions qui ont très peu à voir avec l’Europe ou les politiques menées en Europe. La contraction de l’industrie apparaît dans des pays qui n’ont pas su réagir à la concurrence des émergents en montant en gamme, où la compétitivité-coût, compte tenu du niveau de gamme, s’est dégradée. Il s’agit par exemple de la France, de l’Espagne jusqu’à une période récente, de l’Italie, du Portugal, de la Grèce…

Cette contraction de l’industrie a été aggravée par l’insuffisance de la modernisation du capital (par la faible robotisation), par le niveau trop faible des compétences de la population active. Elle est amplifiée dans la période récente en France, en Italie, au Portugal par le redressement de la compétitivité de l’Espagne où les investissements des entreprises repartent au détriment d’autres pays de la zone euro.

Le développement des emplois dans les services domestiques peu sophistiqués qui est d’ailleurs un phénomène mondial, visible aussi aux Etats-Unis, au Japon, est lié au déplacement de la demande vers les services dans des économies vieillissantes au niveau de vie élevé. Enfin, le secteur des nouvelles technologies, s’il offre des emplois très qualifiés au revenu élevé, ne se développe plus aujourd’hui, et est devenu en réalité une économie mature.

La désindustrialisation, le développement des services peu sophistiqués, la stabilisation de la taille du secteur des nouvelles technologies sont des évolutions spontanées, endogènes, des économies européennes, comme des autres économies de l’OCDE. Le dualisme du marché du travail crée évidemment une forte frustration, un fort ressentiment pour les salariés du «bas de l’échelle» des emplois, et ces salariés ont, dans les pays européens, accusé l’Europe d’avoir fait apparaître cette situation

Il existe de nombreuses propositions pour améliorer le fonctionnement de l’Europe et des institutions européennes : développer du fédéralisme pour réduire les écarts de revenus entre les pays ; séparation plus intelligente entre les décisions qui sont prises au niveau européen et au niveau des pays. Mais l’Europe peut-elle lutter contre la bipolarisation du marché du travail ? Elle ne peut pas se fermer aux échanges avec les pays émergents : avec la segmentation des processus de production, les produits importés depuis les émergents n’ont plus de substitut domestique ; elle ne peut pas empêcher que la demande se déforme en faveur des services. On peut bien sûr attendre de l’Europe davantage d’aides à l’innovation, à la recherche, mais elles auront à la fin peu d’effet sur la structure du marché du travail. Les critiques de l’Europe sont en réalité des critiques de la bipolarisation des emplois que l’Europe peut difficilement modifier.

Patrick Artus Membre du Cercle des Economistes

Patrick Artus est Chef économiste de Natixis depuis mai 2013. Polytechnicien, diplômé de l’Ensae, et de l’IEP Paris, Patrick Artus intègre l’Insee en 1975, où il participe notamment à des travaux de prévision et de modélisation, avant de rejoindre, cinq ans plus tard, le département d’économie de l’OCDE. En 1982, il devient directeur des études à l’Ensae puis il est nommé, trois ans plus tard, conseiller scientifique au sein de la direction générale des études de la Banque de France. En 1988, il intègre la Caisse des dépôts et consignations, où il exerce successivement en tant que chef du service des études économiques et financières puis responsable de la gestion actif-passif. En 1993, il est nommé directeur des études économiques, responsable de la recherche de marché chez CDC-Ixis. Devenu en 1998 directeur de la recherche et des études de Natixis, il est promu chef économiste en mai 2013. Depuis septembre 2024, il est conseiller économique d'Ossiam. Il est également membre du Cercle des Economistes.

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