L'analyse de François Meunier (DFCG)
L’entreprise sans bureaux… et sans salariés ?
Le télétravail massif, tel que celui qu’a engendré la crise de la Covid dans un grand nombre de métiers de services, est un phénomène encore trop récent pour qu’on puisse en tirer des conclusions affirmées. Mais il est possible qu’il interroge la nature même de l’entreprise.
Nul doute qu’il profite largement à l’employeur. Moins de bureaux pour la même activité, cela veut dire hausse de la productivité du capital (car l’immobilier est du capital, et du capital coûteux si l’entreprise de services est logée comme souvent dans les centres urbains). Ou plutôt, il s’agit d’un prêt gratuit d’espace immobilier de la part des employés qui travaillent de chez eux. Il est probable aussi que le temps de travail, moins borné par des rythmes collectifs, se soit allongé. Une large enquête conduite en 2020 aux Etats-Unis par la Harvard Business School lors des premières semaines de la pandémie indiquait une hausse de 8,2 % du temps travaillé par le salarié à distance. Ce dernier rétrocède donc probablement à son employeur une part du temps qu’il gagne désormais dans les transports.
Mais il y a un coût important pour l’entreprise, qu’on commence à mieux identifier. Travailler à distance porte le risque d’un émiettement de la collectivité de travail et donc une perte de liens, c’est-à-dire de cet élément assez immatériel qu’est une facilité à se mettre d’accord, à transmettre ces choses qui ne passent que par le contact proche, la confiance créée, les émotions, le vivre-ensemble. C’est particulièrement vrai pour les nouveaux embauchés à qui manquent les codes et référentiels. Ce qui paraît une distraction, comme la parlotte devant la machine à café, est aussi la construction d’un collectif humain, utile pour le projet d’entreprise. Le travail à domicile – qui historiquement a été un mode important de production industrielle (qu’on pense à l’horlogerie ou à la passementerie d’autrefois) – convient bien à des tâches parcellarisées, moins à celles qui engagent le collectif. Nos simples cerveaux d’humains n’ont pas encore la trace génétique de la communication par Zoom, celui d’une collaboration distanciée, froide et supposée efficace. Cet élément d’affectivité participe aussi de l’intérêt au travail, de même qu’y participe le formalisme qui accompagne la vie de bureau, tel que le respect des horaires, la tenue vestimentaire, etc. Il arrive que les aigles solitaires perdent leur motivation.
D’où les efforts mis en œuvre par les entreprises pour réenchanter le lieu de travail. Moins, mais mieux. Sanofi, par exemple, réaménage ses locaux, laisse davantage de place aux lieux de travail collectif ou de rencontres occasionnelles. Elle offre à ses salariés des prestations supplémentaires, petits déjeuners ou autre, car il s’agit d’éviter le syndrome du bureau vide les vendredis et lundis, et surpeuplé les trois autres jours de la semaine de travail, ce qui serait le cas si l’on suivait l’inclination de ses employés.
Plus encore, c’est le lien hiérarchique qui est questionné. On ne manage pas de la même façon un salarié à distance et un salarié qu’on a « sous la main ». Il faut rappeler que le salariat, c’est du temps de travail laissé à la discrétion de l’employeur, même si le Code du travail y met certaines limites. Pour un salarié au loin, il faut une feuille de route plus précise, avec un « rendu » prédéfini. Allant plus loin, on pourrait y voir une ébauche de contractualisation dans le quotidien de la relation salariale. En quelque sorte, le lien entre l’entreprise et le salarié à distance se rapprocherait de celui qui prévaut aujourd’hui entre l’entreprise et le prestataire de services externe, tel un consultant qu’on fait venir pour une tâche précise, bornée dans le temps, mais avec une autonomie plus grande.
Mais s’il en va ainsi, on pourrait se demander si ce n’est pas le fait même de l’entreprise qui est mis en question. Elle deviendrait un peu moins un collectif de travail réuni autour d’un projet, et un peu plus un nœud de contrats commerciaux avec des clients et des fournisseurs, et parmi ces derniers, ces fournisseurs individuels que deviendraient, dans les faits sinon juridiquement, leurs salariés. La numérisation a déjà créé l’entreprise à force de travail dispersée, telle Uber. La pandémie restera-t-elle comme le ferment qui aura étendu bien au-delà ce modèle de (non-)entreprise ?
François Meunier est économiste, ancien président de la DFCG
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