L’inéluctable – et peut-être désirable – effacement de la monnaie papier
Un accord à signaler : les macro-économistes, les autorités de police et les grands de l’industrie électronique, ceux qui concoctent les nouveaux systèmes de paiement par smartphone, sont aujourd’hui d’accord : il faut promouvoir le e-paiement et mettre au panier au plus vite les billets et pièces de monnaie. Ces dernières, avec 864 milliards d'euros, représentent encore 17 % de la masse monétaire (au sens M1) des pays de la zone euro, et près de 10 % de leur PIB. Les pourcentages sont les mêmes en France. Que penser de cette évolution ?
Côté industriel, c’est la sortie de l’iPhone 6 d’Apple, avec son système de paiement mobile, qui révèle au grand public les innovations déjà en route depuis une décennie : le groupe va-t-il une fois de plus mettre son poids marketing au service de l’adoption d’une nouvelle pratique de consommation ? Les cours boursiers des Visa, Mastercard et Gemalto s’en ressentent. Il faut s’attendre à la généralisation prochaine de ces systèmes, qui auront, outre la commodité, un impact important de réduction du coût global de gestion du système de paiement. Il faut simplement espérer qu’il y aura tout à la fois l’adoption de standards communs pour rendre la vie facile aux usagers, et le maintien d’une véritable concurrence pour ne pas remettre les clés du système à un unique Apple ou Google ou Visa, liant ces mêmes usagers à un monopole privé mal contrôlé. Ce ne sera pas facile.
Côté police, notons d’abord que la e-monnaie ne court-circuite pas en elle-même les canaux habituels des règlements monétaires. Il ne s’agit que du support physique du paiement, à bien distinguer des monnaies non régulées comme le Bitcoin qui rappelle les temps très anciens où les marchands acceptaient les fèves de cacao pour règlement. Par contre, on constate que ces systèmes engendrent déjà des fraudes d'un nouveau type, dans l’éternelle dialectique de l’obus et de la cuirasse. Les faux-monnayeurs s’adaptent. Mais il y a un avantage : l’économie parallèle (est parallèle toute activité dont le règlement ne peut se faire que par billets de banque) verra sa capacité de transaction sérieusement freinée. On n’achète pas des armes à feu avec son chéquier. A ce titre, on se demande pourquoi les autorités ne proscrivent pas dès aujourd’hui la circulation des gros billets, par exemple de tout billet supérieur à 100 € de nominal. L’envers de la médaille, c’est le fait que toute transaction monétaire, avec des flux électroniques, pourra être tracée, ce qui pose quelques sérieuses questions de liberté publique.
Du côté de la macroéconomie, l’avantage est moins ambivalent : n’avoir qu’une monnaie sous forme électronique, c’est redonner de l’efficacité à la politique monétaire dans les situations de déflation ou de quasi-déflation, précisément ce que semble vivre aujourd’hui la zone euro et que vit depuis plus de 20 ans le Japon. Aujourd’hui, l’action de la banque centrale est neutralisée dès que les taux s’approchent de leur plancher à zéro : toute injection de liquidité est tout simplement thésaurisée et incapable de relancer la demande, ce qu’on appelle depuis Keynes la trappe à liquidité. La baisse des prix accroît les taux d’intérêt réels et le poids des dettes passées au moment où l’atonie de la demande ne permet plus la croissance des revenus. Les budgets publics, en phase d’assainissement, ne peuvent prendre le relais.
La e-monnaie enrichit la boîte à outils des autorités monétaires en leur permettant d’user de taux d’intérêt négatifs et de faire sauter le plancher à zéro. C’est Kenneth Rogoff qui a popularisé le premier cette idée. La banque centrale pourra rendre les taux de marché négatifs (au-delà d’une action marginale sur les taux de refinancement des banques) et il en coûtera aux agents privés à investir en actifs financiers plutôt qu’à dépenser. On évitera l’arbitrage qui se mettrait aujourd’hui immédiatement en place entre monnaie et actifs financiers si les taux devenaient négatifs, puisque le billet de 100 € deviendrait alors l’actif sans risque le plus performant, provoquant peut-être une appréciation de son prix. La mauvaise monnaie chasserait la bonne. Autrement dit, sous support électronique, la monnaie est en passe de devenir un actif financier comme un autre, certes le plus liquide et le moins risqué. C’est un progrès décisif.
François Meunier est économiste, ancien président de la DFCG
Du même auteur
Réflexions sur la prime de contrôle
Le prix payé par l’acquéreur d’une société intègre le plus souvent une prime dite de contrôle ou de…
Le cash pooling, un concept désuet ?
On ne veut pas ici relier mécaniquement le cash pooling et l’énorme fraude commise par Aurélie B.,…
Faire de la CSRD un atout commercial
Nous y sommes donc. C’est bien dès la fin de cette année, lors de la clôture des comptes 2024, que…