L’inflation basse de la zone euro est-elle un vrai problème ?
L’inflation de la zone euro est tombée à 0,4 %, ce qui va, à nouveau, déclencher un débat sur la déflation : est-elle vraiment présente, la BCE doit-elle de toute urgence réagir pour sortir la zone euro de cette déflation ? Ce débat est souvent mal posé ; il faut s’interroger sur les différentes causes de l’inflation faible (progression très lente des coûts salariaux, baisse des prix due à la faiblesse de la demande ou à l’accroissement de la concurrence, baisse des prix des importations) et sur ses différents effets (sur les salaires réels, sur les taux d’intérêt réels) pour savoir si l’inflation faible est réellement un problème et s’il faut d’urgence tenter de la corriger. Notre sentiment est qu’aujourd’hui, l’inflation faible résulte de mécanismes plutôt favorables, et que la hausse induite des taux d’intérêt réels n’est pas catastrophique tant que les taux d’intérêt nominaux sont aussi bas.
Les causes de l’inflation très faible de la zone euro sont essentiellement au nombre de trois : le freinage des coûts salariaux unitaires, la faiblesse de la demande, et l’accroissement de la concurrence et la baisse des prix des importations.
Avec le chômage élevé de la zone euro, et malgré la faiblesse des gains de productivité, les coûts salariaux unitaires (salaires corrigés de la productivité) n’augmentent pratiquement plus. Cette évolution est favorable alors que la compétitivité-coût de la zone euro est dégradée par rapport à celle des pays émergents, mais aussi des Etats-Unis et du Japon avec la dépréciation récente du yen. Il s’agit d’un mécanisme vertueux, puisque l’amélioration de la compétitivité de la zone euro contribuera à y redresser l’emploi.
La faiblesse de la demande et le renforcement de la concurrence qui apparaît dans les périodes de sous-utilisation des capacités et qui résulte aussi d’évolutions structurelles (télécoms, transports, etc.) ont aussi contribué à la baisse de l’inflation. Il est intéressant de voir que les prix des services, après avoir beaucoup résisté, ont dans la période récente beaucoup ralenti avec ces mécanismes. Il s’agit aussi d’une évolution vertueuse : la baisse des prix due à la demande faible ou à la concurrence rend du pouvoir d’achat aux ménages et favorise le redémarrage de la demande.
Enfin, la baisse des prix des importations se poursuit malgré la stabilisation puis la légère dépréciation de l’euro. Elle provient de la baisse des prix mondiaux, avec la faible croissance mondiale, en particulier en ce qui concerne les prix des matières premières. Il y a donc amélioration des termes de l’échange, ce qui soutient le revenu réel de la zone euro et sa croissance. Au total, les causes de l’inflation faible dans la zone euro sont des mécanismes vertueux et favorables, qui soutiennent la croissance de la zone euro.
Regardons maintenant les effets de l’inflation très faible de la zone euro.
L’effet sur les salaires réels de la désinflation n’est que transitoire ; comme la désinflation a été brutale, et que les salaires nominaux sont inertes, la désinflation a d’abord provoqué une hausse des salaires réels qui a fait progresser la demande des ménages. Mais ultérieurement, et ce mouvement est engagé, les salaires nominaux ralentissent en s’adaptant progressivement à l’inflation plus basse, et ce gain en salaire réel disparaît.
Comme nous l’apprennent les modèles théoriques de déflation, le point central est l’évolution des taux d’intérêt réels. Avec l’impossibilité d’avoir des taux d’intérêt nominaux négatifs, une inflation très faible peut conduire à des taux d’intérêt réels anormalement élevés par rapport à la croissance réelle d’où la hausse des taux d’endettement, le recul de l’investissement, la chute des prix des actifs.
Est-ce le cas aujourd’hui dans la zone euro ? Le taux d’intérêt à 10 ans sur les dettes publiques de l’ensemble des pays de la zone euro est descendu jusqu’au voisinage de 2 % ; le taux d’intérêt réel à 10 ans est donc de 1,6 % pour une croissance réelle attendue de 1 % en 2014, 1,3 % ou 1,4 % en 2015 : certes le taux d’intérêt réel à long terme est supérieur à la croissance réelle mais de très peu avec la forte baisse des taux d’intérêt nominaux.
On peut donc considérer que l’effet défavorable de l’inflation très faible de la zone euro (le taux d’intérêt réel à long terme supérieur au taux de croissance) ne l’emporte pas aujourd’hui sur les effets favorables de l’amélioration de la compétitivité-coût, de l’accroissement de la concurrence, de l’amélioration des termes de l’échange : on ne peut donc pas parler de déflation.
Il ne faudrait donc pas mener des politiques économiques visant à accroître l’inflation : la faible inflation vient d’évolutions favorables ; il faudrait plutôt réduire l’effet déplaisant de l’inflation faible, qui est la hausse des taux d’intérêt réels. Une politique d’achats par la BCE de titres publics et privés faisant baisser encore plus les taux d’intérêt nominaux (c’est-à-dire le quantitative easing avec un objectif de réduction des taux d’intérêt), mais sans effet sur l’inflation irait dans le bon sens, en particulier en ce qui concerne les taux d’intérêt sur les dettes privées, toujours élevés dans les pays périphériques de la zone euro.
Patrick Artus est Chef économiste de Natixis depuis mai 2013. Polytechnicien, diplômé de l’Ensae, et de l’IEP Paris, Patrick Artus intègre l’Insee en 1975, où il participe notamment à des travaux de prévision et de modélisation, avant de rejoindre, cinq ans plus tard, le département d’économie de l’OCDE. En 1982, il devient directeur des études à l’Ensae puis il est nommé, trois ans plus tard, conseiller scientifique au sein de la direction générale des études de la Banque de France. En 1988, il intègre la Caisse des dépôts et consignations, où il exerce successivement en tant que chef du service des études économiques et financières puis responsable de la gestion actif-passif. En 1993, il est nommé directeur des études économiques, responsable de la recherche de marché chez CDC-Ixis. Devenu en 1998 directeur de la recherche et des études de Natixis, il est promu chef économiste en mai 2013. Depuis septembre 2024, il est conseiller économique d'Ossiam. Il est également membre du Cercle des Economistes.
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