Monnaie numérique, monnaie nationalisée ?
Les transactions par monnaie électronique s’opèrent à la vitesse… d’un électron. Ce simple fait physique risque fort de bouleverser l’industrie financière.
Regardons en effet les différents supports de la monnaie. Les billets et pièces sont l’apanage de la banque centrale ou du Trésor public, c’est-à-dire l’autorité souveraine. Mais la grande part des instruments monétaires, virements ou les chèques par exemple, est émise et gérée par les banques privées, au travers de comptes courants détenus par tout un chacun.
Traditionnellement, il fallait s’assurer de deux choses pour qu’une transaction s’effectue : que le compte débiteur soit alimenté ; et que l’institution qui porte le compte existe bien et soit digne de crédit. (Depuis quelque temps, s’ajoute l’obligation de vérifier l’origine licite des fonds.)
Ces deux choses impliquent des délais, et donc une incertitude sur la réalisation de l’opération. Les flux monétaires génèrent, par leur existence même, des risques de crédit.
Or, voici que les flux électroniques rendent instantanée chacune des deux étapes. Vient alors une question : pourquoi faudrait-il conserver la seconde étape, celle où la banque 1 traite avec la banque 2 au sein d’une chambre de compensation sous l’égide de la banque centrale ?
D’où l’idée qui circule chez les banquiers centraux : celle où ce serait directement la banque centrale qui prendrait en charge la gestion du système de paiement pour sa partie électronique, comme elle le fait tous les jours pour la monnaie en espèces. Les particuliers ou les entreprises auraient directement leurs comptes auprès de la banque centrale et les échanges se feraient de façon fluide et centralisée.
Une lubie, pensez-vous ? Pas du tout. La Banque de Suède expérimente déjà des comptes particuliers directement sur son bilan. Deux raisons au moins à cela. D’abord, la venue des crypto-monnaies, type bitcoin. Il s’agit d’une monnaie totalement privée, gérée au travers d’un grand livre décentralisé. La menace reste lointaine sachant que la technologie du blockchain n’est probablement pas adaptée à la gestion de milliards de transactions quotidiennes. Un fichier centralisé sous l’autorité souveraine comme tiers de confiance reste encore le moyen le plus efficace et le moins coûteux pour garantir la sécurité et la traçabilité des paiements. La seconde raison est le recul constant de la part des billets dans les échanges. Dans les deux cas, la banque centrale perd de sa capacité à contrôler la masse monétaire.
On pourrait s’étonner de cette «nationalisation» de la monnaie. Mais il en a été ainsi, il y a deux siècles environ, de la monnaie-papier : elle était autrefois une monnaie privée, émise par chacune des banques. Le «billet de banque» était endossable et servait de véhicule monétaire. Et pourtant, il a été nationalisé, sans encombre majeur, bien au contraire, évitant la difficile question du risque de crédit. Ce qu’on relate ici ne ferait qu’étendre ce privilège de banque centrale aux autres formes de monnaie.
Mais c’est toute l’organisation bancaire qui pourrait être modifiée. Les banques commerciales, mises en concurrence avec la banque centrale dans la fonction de gérer les comptes courants, perdraient une source de financement et le très riche flux d’information que donnent les mouvements de compte dans l’analyse de crédit. Il se créerait potentiellement une césure entre la fonction de crédit et la fonction de gestion des dépôts. Ce qui donnerait raison, près d’un siècle après, au Club de Chicago, ce groupe d’économistes qui a failli persuader le gouvernement Roosevelt, suite à la débandade bancaire des années 1930, d’imposer que les banques de crédit ne se financent plus par dépôts de la clientèle, mais sur fonds propres ou dette de marché.
Tout cela reste à voir, bien sûr. La banque centrale peut hésiter à assumer ce rôle de gestion, dont notamment les investigations Tracfin sur chacun de ses «clients» ? Les banques commerciales sont-elles prêtes à céder ce terrain lucratif ? Un fait tend toutefois à inquiéter les uns comme les autres : ce sont désormais les Apple et Amazon qui s’apprêtent à se lancer dans la fonction de paiements. Et nos banques privées sont bien démunies face à ces mastodontes. Ne vaut-il pas mieux que Google ait face à lui la Banque de France plutôt que la banque Martin-Maurel, ou même BNPP ?
On comprend l’agitation des banquiers centraux.
François Meunier est économiste, ancien président de la DFCG
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