L'analyse d'Isabelle Job Bazille
Où va le dollar ?
Faute d’alternative, le dollar reste la monnaie la plus utilisée pour mesurer les prix, conserver la valeur de l’épargne et régler les échanges commerciaux.
Lorsque l’épidémie de coronavirus est devenue globale, le dollar s’est d’abord renforcé grâce à son statut de valeur refuge avant de perdre environ 10 % de sa valeur contre l’euro en l’espace de quelques semaines. Ce retournement de tendance prend en partie sa source dans la dégradation relative des perspectives autant sanitaires qu’économiques aux Etats-Unis.
Alors que les mesures strictes de confinement ont contribué en Europe à ralentir la propagation du virus, les stratégies floues, voire contradictoires, d’un Etat américain à l’autre ont donné le sentiment d’une gestion chaotique de la crise sanitaire sur fond de hausse forte et rapide des contaminations aux Etats-Unis. Les pertes massives d’emplois et l’explosion du chômage outre-Atlantique ont également contrasté avec la situation européenne où les dispositifs de chômage partiel ont permis de préserver l’emploi et les compétences dans les entreprises.
Enfin, avec l’annonce d’un plan de relance ambitieux, financé par une dette commune, l’Europe s’est hissée à la hauteur des enjeux, de quoi redonner confiance dans le projet d’intégration européenne. Autrement dit, les croyances qui guident les marchés ont donné, sur la base de ces informations objectives, un avantage relatif à l’euro au détriment du dollar, au moins jusqu’à récemment. En effet, depuis la rentrée, la résurgence de l’épidémie en Europe et le rebond de l’emploi aux Etats-Unis tempèrent ce constat et pourraient favoriser un rééquilibrage en faveur du billet vert.
En même temps, le grand écart des politiques monétaires s’est résorbé dans la crise. Dans le monde d’avant, la Réserve fédérale américaine (Fed) avait mis momentanément en pause la normalisation de sa politique monétaire entamée fin 2015, là où la Banque centrale européenne (BCE) était toujours en phase d’assouplissement à un rythme certes ralenti, d’où des écarts de rendements encore très favorables au billet vert. Face à l’onde de choc de la crise sanitaire sur les marchés, le mouvement massif d’assouplissement des deux côtés de l’Atlantique a fait converger l’orientation des politiques monétaires. Les taux directeurs de la Fed et de la BCE sont désormais au plancher et les deux grandes banques centrales ont inondé les marchés en liquidités avec des programmes de rachats d’actifs d’un montant historique, le tout participant à la réduction du différentiel de taux d’intérêt entre les monnaies.
Par ailleurs, Jérôme Powell, le patron de la Fed, a annoncé récemment un tournant stratégique dans la conduite de la politique monétaire américaine avec une priorité donnée à l’emploi et une plus grande tolérance à l’inflation. Au lieu de cibler une inflation à 2 %, la Fed cherchera désormais à atteindre un niveau d’inflation moyen de 2 % dans le temps, de quoi rester impassible face à une accélération des prix après une période d’inflation trop basse. Cette nouvelle doctrine de ciblage d’inflation moyenne, synonyme de taux d’intérêt bas pendant plus longtemps, a accentué la pression à la baisse sur le dollar tout en mettant dans l’embarras la BCE encore attachée à son mandat exclusif d’ancrage nominal.
Dans tous les cas, cette faiblesse cyclique du dollar n’est pas inquiétante à ce stade puisqu’elle fait suite à une longue période d’appréciation et sachant que le niveau d’équilibre du taux de change euro-dollar, estimé autour des 1,25, laisse encore une marge à la baisse. Cependant, pour certains, ce recul du billet vert pourrait être de nature plus structurelle en étant symptomatique de l’affaiblissement des Etats-Unis sur la scène internationale. D’ordinaire, la monnaie de réserve mondiale relève d’un Etat qui accepte de jouer un rôle de leader bienveillant capable de fournir des biens publics mondiaux, que sont la liquidité et la stabilité du système monétaire international, sans chercher à les détourner à son seul profit.
Or, la politique isolationniste de Donald Trump, l’affrontement hégémonique durable entre la Chine et les Etats-Unis, le virage protectionniste américain, ainsi que l’instrumentalisation du dollar à des fins géopolitiques avec l’imposition de sanctions extraterritoriales, pourraient finalement éroder le statut international du dollar.
Pourtant, il paraît difficile de remplacer quelque chose par rien. Faute d’alternative, le dollar reste la monnaie la plus utilisée pour mesurer les prix, conserver la valeur de l’épargne et régler les échanges commerciaux. Le dollar s’impose toujours comme la monnaie de facturation du commerce mondial ; les réserves de change des banques centrales sont encore majoritairement investies en bons du Trésor américain ; le système de paiement international swift, en théorie diplomatiquement neutre, reste sous influence américaine avec un dollar qui y règne en maître. Enfin, la profondeur et la liquidité des marchés américains sont sans égal, d’où leur attractivité pour les investisseurs du monde entier. Même si l’histoire nous rappelle que les devises clés sont mortelles, le roi dollar ne risque pas, semble-t-il, d’être détrôné de sitôt.
Titulaire d’un Doctorat de Sciences Economiques de l’Université de Paris X Nanterre, Isabelle Job-Bazille a débuté sa carrière chez Paribas en 1997 comme Analyste risque-pays en charge de la zone Moyen-Orient-Afrique. Elle a rejoint Crédit Agricole S.A. en septembre 2000 en tant qu’économiste spécialiste du Japon et de l’Asie avant de prendre la responsabilité du Pôle Macroéconomie en mai 2005. Dans le cadre de la ligne métier Economistes Groupe, elle a été détachée à temps partiel, entre 2007 et 2011, dans les équipes de Recherche Marchés chez Crédit Agricole CIB à Paris puis à Londres. Depuis février 2013, elle est directeur des Etudes Economiques du groupe Crédit Agricole S.A.
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