Quelle finance pour recomposer l’économie mondiale ?
À quoi sert la finance pour comprendre et guider nos activités dans ce monde, avec ces guerres qui peuvent s’étendre en Europe et au Moyen-Orient ? Quelle logique va suivre ce monde, avec quels coûts et quels risques ? De fait, on le voit : Etats-Unis, Chine, Ukraine, Israël… il continue à se fracturer, avec plus de violence à la clé.
Comment la finance va-t-elle alors prendre en compte et réagir à ce qui contredit frontalement son logiciel d’apaisement à moyen terme ? Son logiciel, c’est de produire le plus et le mieux possible, en s’étendant pour utiliser les expertises et les capacités de production disponibles. Il s’agit de répartir les risques, pour développer les marchés tout en les solvabilisant, sous le guidage des banques centrales. Ainsi, la globalisation et la mondialisation ont-elles connu les grands succès de cette logique dans les années 2000-2010, avec plus de production, moins d’inflation, mais bien plus de dettes publiques et privées, pas chères. C’était pourtant davantage de risques (financiers, politiques, sociaux, climatiques et géopolitiques). Risques qui, tous, se révèlent maintenant.
Alors, dans la violence et l’inquiétude qui s’étendent, le monde se rétracte. Faut-il abandonner la globalisation ? Pour répondre, la finance se met en quête de l’évaluation de ces risques, qui surgissent en même temps : c’est surtout le risque de taux si l’inflation persiste, faisant monter les taux courts et longs, pesant sur la croissance. La stagflation devient le danger immédiat, avec une baisse de la valeur des actifs qu’il faudra étaler dans le temps, pour en amortir les effets. C’était toute la chimie de la forward guidance, le pilotage des anticipations par la Fed et la BCE. Mais la finance ne s’arrête plus là, au contraire. Elle s’inquiète, quand elle entend les grandes banques centrales abandonner cet outil qui avait fait son succès. Elle cherche alors à prévoir les effets des changements structurels en cours : le « derisking », pour être moins dépendant de la Chine, le « nearshoring » ou le « friendshoring », pour être plus près des débouchés occidentaux. Chaque fois, elle va calculer les coûts de cette « déglobalisation » pour les comparer aux risques accrus que comportent des proximités géographiques et politiques.
C’est ici qu’on rencontre les limites de la finance pour évaluer le risque stratégique, et surtout faire accepter le prix de la réduction de ce risque. On sait le Mexique frontalier des Etats-Unis, faut-il en faire son sous-traitant majeur au risque d’une dépendance croissante à l’égard d’une gouvernance politique et sociale « problématique » ? Ou préférer le Viêt-nam, le Laos et le Cambodge, moins chers ? Sauf qu’ils sont sous forte influence chinoise.
La finance gère en fait le risque par un prix, le taux de l’intérêt, mais de façon continue. Elle se trouve embarrassée quand il est lointain, même certain, comme en matière de réchauffement climatique, ou bien quand il est assez proche, mais incertain, comme en matière politique ou géopolitique. Pendant des années, la globalisation a été, en fait, la domination américaine approvisionnée par la Chine, celle-ci permettant celle-là. Mais, avec l’avancée économique, puis technologique, de la Chine, son comportement « discret » ne pouvait plus durer. Les tensions montaient de part et d’autre.
Dans ce nouveau contexte, rendu plus difficile par ce qui se passe ailleurs (en Ukraine et en Israël notamment), les marchés ne peuvent que jouer la continuité, en surveillant les banques centrales qui « traduisent » ce qui se passe en inflation courante et future. Ce sont elles, seules, qui fondent les calculs de la finance et expliquent la résistance des marchés financiers.
Quelle finance pour recomposer l’économie mondiale ? Elle sait qu’elle ne sait pas calculer les catastrophes ni les ruptures. Elle s’efforcera alors de baliser le terrain avec et derrière les banques centrales. Elle les sonde et les critique, mais elles sont inséparables.
Jean-Paul Betbèze, économiste, diplômé d’HEC, docteur d’Etat agrégé de sciences économiques. Il a commencé sa carrière dans l’enseignement en tant que professeur d’université, notamment à Paris II-Panthéon Assas à partir de 1987. Entré en 1986 comme directeur d’études au Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Credoc), il rejoint trois ans plus tard le Crédit Lyonnais comme directeur des études économiques et financières, puis en 1995, comme directeur de la stratégie. En 2003, il est promu conseiller du président et du directeur général de Crédit Agricole, puis directeur des études économiques et chef économiste. Il a crée sa propre structure de conseil en 2013. Membre du Cercle des économistes.
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