Ukraine : quelles leçons pour les marchés ?

Publié le 20 mai 2022 à 17h28

Jean-Paul Betbèze    Temps de lecture 4 minutes

La guerre d’Ukraine continue. Ce qui semblait impossible car irrationnel, en dépit des photos satellite qui montraient ces tanks et ces troupes russes, tous réunis pour de prétendus exercices militaires, est advenu. Les alertes américaines n’ont pas été crues.

La première leçon à tirer de ce drame est que « le » rationnel, unique, n’existe pas. Tout dépend de la logique de chacun, en fonction de ses objectifs. La logique de celui qui veut attaquer est évidemment d’escompter un gain net, au-delà des coûts humains et financiers bien sûr, plus un gain géopolitique durable. On aura reconnu la Russie. En face, se trouve la logique de ceux qui ne croient pas à ce gain, mais plutôt à une perte, surtout géopolitique, avec menaces et sanctions croissantes pour renforcer leur position : on aura reconnu l’Europe et les Etats-Unis. A court et à moyen terme, la guerre est ainsi plus politique qu’économique côté belligérant. Elle ne peut cesser qu’en lui étant bien plus coûteuse. Nous n’y sommes pas.

La deuxième leçon, puisque le Blitzkrieg « rationnel » côté russe n’a pas eu lieu (Kiev serait prise en deux jours et le président Zelensky renversé), et que la guerre fait toujours rage, sans signe pacificateur russe, est de refaire les calculs au vu du drame ukrainien. A court terme, les marchés chercheront les raisons d’une « paix proche », fonction d’un ensemble croissant de menaces et de sanctions. Le coût de la guerre ne cesserait de monter pour la Russie, jusqu’à ce qu’elle cherche à négocier. Mais difficile de dire que c’est ce qui se passe. Le rouble a retrouvé son taux « d’avant-guerre », mais il est devenu peu convertible, ce dont on parle peu. Les banques ne se sont pas effondrées, passé un temps d’affolement, même déconnectées de SWIFT, le système international de gestion instantané des transactions. Elles semblent s’être arrangées entre elles, sachant que Gasprombank est épargnée pour pouvoir traiter les achats allemands de gaz russe, et que beaucoup ont noué des accords avec la Bank of China pour gérer leurs opérations internationales. Les réserves de change de la Banque centrale russe, gelées pour pousser le pays au défaut de paiement, sont aujourd’hui au plus haut, puisque la Russie vend plus cher son gaz et voit ses importations limitées. Et il ne faut pas oublier l’essentiel : un peuple russe habitué à des conditions difficiles, nationaliste et peu (ou pas) informé.

Troisième leçon, les marchés attendaient le 9 mai, date anniversaire côté russe de la fin de la seconde guerre mondiale, pour envisager un autre scénario de paix. Ils se disaient que Poutine signerait, s’il sauvait la face : tout le Donbass et toute la mer d’Azov pour lui, et pour l’Ukraine pas d’OTAN, une neutralité garantie par de grandes puissances libérales, un début de relations privilégiées avec l’Europe. Etait-ce un bon accord, équilibré et surtout durable ?

Quatrième leçon, l’échéance du 9 mai ayant été manquée, l’idée gagnera de se passer de l’énergie russe, sanction terrible et permanente pour eux, mais qui prendra des années, sachant que le nucléaire a très mauvaise presse, surtout hors de France. Mais qui paiera ? Car c’est d’une restructuration massive du « vieux capitalisme » européen qu’il s’agit, pour le rendre plus autonome en matière d’énergie, de blé ou de fertilisants, produits dits « de base », « sans grande valeur ajoutée », ce qui est vrai… en temps de paix. Donc, le calcul de Poutine est certes risqué pour lui, mais pas si irrationnel. Car, côté occidental, les sanctions ne valent que si on veut les appliquer, donc si on accepte plus d’inflation et moins de croissance un temps, tout en finançant des restructurations massives des chaînes de production. Poutine a pensé depuis longtemps à la dépendance allemande à son gaz, à ses appuis bancaires chinois, aux BRICS et savait le capitalisme court-termiste et l’Allemagne mercantile. Mais cette Europe plus unie qui réagit : un changement structurel ?

La cinquième (et pas dernière) leçon d’Ukraine est que les guerres peuvent toujours éclater, sauf si sanctionner l’attaquant est possible, et terrible pour lui s’il passe à l’acte. L’Europe et les Etats-Unis doivent mener à bien leur autonomie stratégique, penser à freiner Poutine en Europe et à bloquer Xi Jinping pour Taïwan. Les marchés doivent intégrer les coûts de « ces cas extrêmes qui ne peuvent pas arriver », pour qu’ils n’arrivent pas. 

Jean-Paul Betbèze Professeur émérite à l’université Panthéon Assas

Jean-Paul Betbèze, économiste, diplômé d’HEC, docteur d’Etat agrégé de sciences économiques. Il a commencé sa carrière dans l’enseignement en tant que professeur d’université, notamment à Paris II-Panthéon Assas à partir de 1987. Entré en 1986 comme directeur d’études au Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Credoc), il rejoint trois ans plus tard le Crédit Lyonnais comme directeur des études économiques et financières, puis en 1995, comme directeur de la stratégie. En 2003, il est promu conseiller du président et du directeur général de Crédit Agricole, puis directeur des études économiques et chef économiste. Il a crée sa propre structure de conseil en 2013. Membre du Cercle des économistes.

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