Une inflation sous-estimée dans la zone euro

Publié le 12 janvier 2024 à 17h45

Patrick Artus    Temps de lecture 4 minutes

Les marchés financiers ont réagi violemment à l’annonce d’une baisse rapide et forte de l’inflation totale de la zone euro, de 10,1 % en novembre 2022 à 2,4 % en novembre 2023. Le taux d’intérêt à 10 ans sur la dette publique de l’Allemagne a baissé de 100 points de base (de 2,95 % à 1,95 %) du début du mois d’octobre 2023 à la fin de l’année 2023 ; l’indice Euro Stoxx des cours boursiers de la zone euro a progressé de 13 % entre octobre 2023 et la fin de l’année 2023. Les marchés ont conclu que la BCE avait vaincu l’inflation, d’où une anticipation de fortes baisses (150 points de base) de ses taux directeurs en 2024, qui expliquent la forte baisse des taux d’intérêt à long terme et la forte hausse des indices boursiers.

Or, en réalité, l’inflation de la zone euro est restée beaucoup plus élevée que ce que montre l’évolution de l’inflation totale. On peut le voir d’abord en regardant l’effet de la baisse des prix des matières premières et des importations sur l’inflation totale.

De la fin de 2022 à la fin de 2023, on a observé un recul très important des prix de l’énergie, des métaux industriels, du transport maritime, des semi-conducteurs ; au total, le prix des importations de biens et services de la zone euro a reculé de 7 % sur un an. Au début de l’année 2024, ce recul sera très faible avec la disparition de la baisse forte des prix des matières premières et des prix des autres importations. Le poids des importations de biens et services dans la demande intérieure de la zone euro étant de 30 %, l’inflation totale devrait progresser de plus de 2 points.

Par ailleurs, les coûts salariaux unitaires ont augmenté de 6,2 % sur un an au 3e trimestre 2023, avec une hausse de 5,2 % des salaires par tête et une baisse de 1 point sur un an de la productivité du travail. Cette hausse rapide des coûts salariaux unitaires est bien cohérente avec la situation du marché du travail. Les difficultés d’embauche des entreprises de la zone euro sont toujours à un niveau extrêmement élevé. Cela montre que la zone euro se trouve encore en régime d’excès de demande de biens et services, ce qui est cohérent avec le maintien d’une inflation forte.

Au total, l’inflation « véritable » de la zone euro, à la fin de l’année 2023, est proche de 5 %, et pas comme le suggérerait la progression de l’inflation totale, de 2,4 %. Cet écart très important est dû à l’effet du recul des prix des importations qui va disparaître au début de 2024. L’inflation totale devrait alors fortement remonter vers 4 %. Cela réduira considérablement l’anticipation de baisse des taux d’intérêt directeurs de la BCE, et fera remonter les taux d’intérêt à long terme, tout en conduisant à une correction nette à la baisse des indices boursiers en Europe.

De plus, l’inflation dans la zone euro dans le futur sera très probablement supérieure à l’inflation observée de 2002 à 2007. Sur cette période, l’inflation totale de la zone euro a été en moyenne de 2,2 % et l’inflation sous-jacente de 1,9 %. Avec les coûts de la transition énergétique, ceux liés aux relocalisations industrielles, l’absence de gain de productivité, l’inflation sera certainement plus forte. Si elle est comprise entre 2,5 et 3 %, la politique monétaire de la BCE devra être continûment restrictive. Il est impossible que le taux d’intérêt directeur soit de 2 % à la fin de 2025, ce qui est aujourd’hui anticipé par les marchés, et que le taux d’intérêt à 10 ans de l’ensemble de la zone euro soit de 2,6 %, ce qui est son niveau présent.

Une dernière manière de se convaincre qu’à la fin de 2023 les taux d’intérêt à long terme sont anormalement bas est d’analyser les taux d’intérêt réels à long terme. Avec un taux d’intérêt nominal à 10 ans de 2,6 % et une inflation anticipée (des swaps d’inflation) à 10 ans de 2,2 %, le taux d’intérêt réel à 10 ans est aujourd’hui de 0,4 %. Ce niveau est à comparer à la croissance potentielle de la zone euro (autour de 1 %), et mettre en regard d’une volatilité très forte des taux d’intérêt à 10 ans, ce qui normalement doit faire apparaître une prime de risque s’ajoutant au taux d’intérêt à long terme.

De plus, le besoin élevé d’investissement pour réaliser la transition énergétique devrait faire apparaître une insuffisance de l’épargne et en conséquence, des taux d’intérêt réels à long terme plus élevés. Dans cet environnement, un taux d’intérêt réel à long terme de 0,4 % inférieur à la croissance potentielle semble complètement illogique.

De fait, l’analyse à court terme de la tendance de l’inflation de la zone euro, l’analyse comparative sur la période de 2002-2007 et l’analyse des déterminants du taux d’intérêt réel à long terme conduisent toutes à la même conclusion : il y a aujourd’hui une sous-estimation importante du niveau futur des taux d’intérêt, à court terme et à long terme, dans la zone euro.

Patrick Artus Membre du Cercle des Economistes

Patrick Artus est Chef économiste de Natixis depuis mai 2013. Polytechnicien, diplômé de l’Ensae, et de l’IEP Paris, Patrick Artus intègre l’Insee en 1975, où il participe notamment à des travaux de prévision et de modélisation, avant de rejoindre, cinq ans plus tard, le département d’économie de l’OCDE. En 1982, il devient directeur des études à l’Ensae puis il est nommé, trois ans plus tard, conseiller scientifique au sein de la direction générale des études de la Banque de France. En 1988, il intègre la Caisse des dépôts et consignations, où il exerce successivement en tant que chef du service des études économiques et financières puis responsable de la gestion actif-passif. En 1993, il est nommé directeur des études économiques, responsable de la recherche de marché chez CDC-Ixis. Devenu en 1998 directeur de la recherche et des études de Natixis, il est promu chef économiste en mai 2013. Depuis septembre 2024, il est conseiller économique d'Ossiam. Il est également membre du Cercle des Economistes.

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