Une rigueur exagérée

Publié le 14 novembre 2014 à 10h13    Mis à jour le 14 novembre 2014 à 17h21

Isabelle Job Bazille

Quel que soit le vocable utilisé, austérité ou rigueur, l’orientation restrictive de la politique budgétaire va s’étaler dans la durée si les pays européens veulent se conformer aux règles bruxelloises. Car une fois atteints les 3 % de déficit et l’équilibre structurel (règle d’or), il faudra continuer à fournir des efforts pour alléger le poids de l’endettement public. En cas d’excès de dette par rapport à la référence des 60 %, l’écart devra en effet se réduire au rythme moyen de un vingtième par an. 

Dans un environnement de croissance faible et d’endettement public élevé, la question de la soutenabilité des dettes reste prégnante. Il est cependant difficile de définir avec certitude ce qu’est une dette soutenable dans le cas d’un Etat, le seul agent économique capable de transférer le poids de sa dette d’une génération à l’autre et qui n’est donc pas soumis à une contrainte de remboursement sur un horizon défini. A minima les ratios d’endettement doivent se stabiliser pour se prémunir contre tout dérapage incontrôlé et autoentretenu des dettes (effet dit «boule de neige») qui serait immanquablement sanctionné par les marchés au risque de plonger les Etats dans l’insolvabilité. Si cette vision paraît assez consensuelle, le sujet de discorde porte surtout sur le niveau auquel doit se stabiliser le ratio d’endettement : l’Europe s’est imposée avec les critères de Maastricht une contrainte à 60 %, tandis que la littérature académique pointe du doigt les effets délétères associés à un stock supérieur à 90 % du PIB. Le cas du Japon qui arrive à soutenir un ratio de dette publique, deux fois supérieur à la richesse annuellement produite, montre la fragilité d’une cible rigide et uniforme, indépendante des caractéristiques économiques et financières des pays débiteurs.

Comme nous venons de le souligner, dans le cas de l’Europe, le débat paraît tranché avec l’établissement de règles strictes pour arriver d’abord à stabiliser les ratios de dette avant de les ramener vers la cible des 60 %. Pour atteindre cet objectif à horizon 2030, les pays dits de la périphérie auront à maintenir des efforts sur longue durée avec des excédents primaires «structurels» (hors intérêts et hors effets cycliques) qui devraient se stabiliser autour de, respectivement, 4,7 % en Irlande, 7,3 % en Italie, 6,1 % au Portugal et 7,2 % (chiffre 2013) en Grèce entre 2020 et 2030. A titre de comparaison, pour la France, le surplus nécessaire se situerait autour de 3,4 % (contre un déficit actuel de 0,8 %). De telles mesures sont évidemment fragiles car extrêmement dépendantes des hypothèses sous-jacentes de croissance et de taux d’intérêt, mais elles ont pour mérite de donner des ordres de grandeur. Est-ce faisable et surtout bien raisonnable ?

Historiquement, si les Etats ont été capables de fournir des efforts intenses pour stabiliser les ratios d’endettement, peu les ont soutenus dans la durée pour alléger significativement le poids de leur dette. Dans une étude récemment publiée par le National Bureau of Economic Research (NBER[1]), sur 235 cas étudiés depuis 1974, seuls trois pays ont réussi à maintenir des excédents primaires de plus de 5 % pendant près d’une décennie. La Belgique, en pré-accession à l’euro, a réussi cet exploit grâce à des réformes institutionnelles (notamment une refonte du code des impôts), la Norvège a choisi au cours des années 1990 de mettre en réserve une partie de sa manne pétrolière pour préparer l’après-pétrole, une stratégie de protection également adoptée par Singapour, un petit pays «entrepôt» sans ressources naturelles et tributaire de la forte volatilité de la production pharmaceutique, son secteur phare. Au-delà de ces cas singuliers guidés par des circonstances particulières, les autres pays (moins de 10 % de l’échantillon) qui ont réussi à maintenir des efforts significatifs dans la durée ont pour caractéristiques communes d’avoir des institutions fortes capables de résister à la tentation d’utiliser la «cagnotte» accumulée à des fins politiques, des niveaux d’endettement initialement élevés agissant comme un puissant aiguillon, le tout dans un contexte de croissance favorable et de politique monétaire accommodante.

On peut toujours feindre de croire que la situation est aujourd’hui différente et que l’exceptionnel serait facilement extrapolable. Ce monde idéal où l’on effacerait les dettes progressivement et sans heurt n’existe pas et la soutenabilité des trajectoires d’endettement va nous hanter encore longtemps !

 

[1] A surplus of ambition: Can Europe rely on large primary surplus to solve its debt problem? Barry Eichengreen, Ugo Panizza - NBER Working Paper No. 20316, July 2014.

Isabelle Job Bazille Directrice des Etudes Economiques ,  Crédit Agricole S.A.

Titulaire d’un Doctorat de Sciences Economiques de l’Université de Paris X Nanterre, Isabelle Job-Bazille a débuté sa carrière chez Paribas en 1997 comme Analyste risque-pays en charge de la zone Moyen-Orient-Afrique. Elle a rejoint Crédit Agricole S.A. en septembre 2000 en tant qu’économiste spécialiste du Japon et de l’Asie avant de prendre la responsabilité du Pôle Macroéconomie en mai 2005. Dans le cadre de la ligne métier Economistes Groupe, elle a été détachée à temps partiel, entre 2007 et 2011, dans les équipes de Recherche Marchés chez Crédit Agricole CIB à Paris puis à Londres. Depuis février 2013, elle est directeur des Etudes Economiques du groupe Crédit Agricole S.A.

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