Les experts du GIEC estiment déjà le réchauffement climatique depuis le début de l’ère industrielle à 1,1 °C. Les scénarios les plus optimistes tablent sur un réchauffement de moins de 2 °C si les économies parviennent à ne plus émettre de carbone d’ici 25 ans. Face à cet objectif, l’industrie financière s’est engagée à allouer 100 milliards d’euros par an. Les investisseurs institutionnels comme les gérants misent aussi sur les exclusions et le dialogue actionnarial pour faire progresser les entreprises. Du côté des produits d’épargne, il existe différentes solutions complémentaires : fonds indiciels bas carbone, fonds de transition, etc. qui peuvent toutes contribuer à la décarbonation des économies. Si les participants au Grand Débat insistent sur cette complémentarité des solutions, ils mettent aussi l’accent sur la nécessité d’harmoniser les méthodologies employées et de faire preuve de pédagogie vis-à-vis de la clientèle des particuliers.
- Quels sont les scénarios les plus probables en matière de réchauffement climatique ? Et quelles en sont les conséquences pour les économies et les populations ?
- Pouvez-vous détailler les engagements pris par l’industrie financière pour aligner les économies avec l’Accord de Paris ?
- Andrea Sekularac
- Marie Lassegnore
- Quelles avancées seraient encore nécessaires pour tenir les engagements ?
- La classification des fonds est-elle suffisamment claire pour permettre une mobilisation de l’épargne ?
- Quelles avancées seraient encore nécessaires pour tenir les engagements ?
- La classification des fonds est-elle suffisamment claire pour permettre une mobilisation de l’épargne ?
- Guillaume Flament
- Faut-il harmoniser les méthodologies utilisées ?
- Laureen Haygarth
Avec (de gauche à droite) :
- Andrea Sekularac, chargée d’affaires investissements durables au sein de l’équipe ESG et analyse financière de Rothschild & Co Asset Management Europe
- Laureen Haygarth, responsable du service investissement responsable au sein de la direction des gestions d’actifs de la Caisse des Dépôts
- Guillaume Flament, expert risque climatique & environnemental (C&E) et data scientist chez Square Management
- Marie Lassegnore, en charge de l’investissement responsable et gérante Investment grade à La Française Asset Management
Quels sont les scénarios les plus probables en matière de réchauffement climatique ? Et quelles en sont les conséquences pour les économies et les populations ?
Guillaume Flament, expert risque climatique & environnemental (C&E) et data scientist chez Square Management : Le réchauffement climatique mondial depuis l’ère industrielle est actuellement estimé à 1,1 °C, d’après le dernier chiffrage du GIEC en mars 2023. Cette évaluation constitue une moyenne qui intègre l’ensemble des écosystèmes à savoir également les océans, les pôles. En France métropolitaine, nous nous situons au-dessus de cette moyenne à 1,7 °C, les continents se réchauffent un peu plus vite que le reste notamment que les océans. D’un point de vue prospectif, il existe différents scénarios. Si on considère les engagements politiques, la hausse de la température serait d’au moins 2,7 °C au cours de ce siècle. Dans ce scénario, nous nous situons ainsi très au-delà de l’objectif fixé lors l’Accord de Paris (2 °C à l’horizon 2100 voire 1,5 °C). A émission constante, le budget carbone (ou volume d’émissions) qui permet de rester sous la limite des 1,5 °C depuis le début de l’ère industrielle est d’une dizaine d’années. Autrement dit, il faudrait être « net zéro » au cours de la décennie 2030 pour remplir l’objectif le plus ambitieux des accords de Paris. Pour se limiter à 2 °C, nous disposons d’un budget carbone plus important, dans ce cas, nous devons arriver à une économie neutre en carbone d’ici 25 ans. Quant aux conséquences, elles sont déjà présentes. La fréquence et l’intensité des aléas climatiques (sécheresse, cyclone, etc.) augmentent. Par ailleurs, cela est évident mais mérite d’être signalé, les conséquences seront plus importantes dans les pays où les températures sont déjà élevées et humides autour de l’Equateur notamment : Amérique centrale et Amérique du Sud, Afrique subsaharienne, Asie du Sud-Est, à travers une augmentation substantielle de la surmortalité. Ce scénario catastrophe ne vaut que si aucune action en faveur du climat n’est menée, mais reste encore malheureusement de l’ordre du possible. Enfin, si les populations sont très impactées, les économies aussi. A titre d’exemple, une sécheresse récente aurait freiné la production de semi-conducteurs. La lutte contre le réchauffement intègre aussi de profonds bouleversements pour les économies et les populations dans la mesure où elle nécessite des innovations technologiques, de nouvelles mobilités, etc. Tous les secteurs de l’économie seront impactés.
Andrea Sekularac, chargée d’affaires investissements durables au sein de l’équipe ESG et analyse financière de Rothschild & Co Asset Management Europe : L’Organisation mondiale de la météorologie a indiqué que nous avions 60 % de probabilité de dépasser l’objectif de 1,5 °C. Mais heureusement, l’Imperial College vient de son côté de publier une étude qui démontre que si tous les engagements pris au niveau des Etats étaient tenus, nous pourrions parvenir à contenir le réchauffement climatique sous les 2 °C. Par ailleurs, toutes les études indiquent que les événements climatiques vont se multiplier et gagner en intensité. Certains grands assureurs ont à ce titre décidé de ne plus assurer certaines parties du monde. Par ailleurs, la ville de Jakarta est en train d’être déplacée afin d’éviter les conséquences du réchauffement climatique. L’urbanisme doit être modifié. Les réfugiés vont se multiplier. L’an dernier, l’Italie a connu une sécheresse historique dans la plaine du Pô qui a impacté l’agriculture et les centrales hydrauliques (et donc la production d’électricité). La Commission européenne a publié au mois de mai un rapport sur les conséquences en termes d’emploi : près de 35 à 40 % des emplois pourraient être impactés par la transition énergétique verte. Il faut quand même nuancer le propos, certes l’urgence est palpable, mais la prise de conscience est réelle et la mobilisation de tous devrait conduire à l’atténuer. Pour preuve, une statistique encourageante publiée par Eurostat le 9 juin 2023 : les émissions de gaz à effet de serre au quatrième trimestre 2022 ont été réduites de 4 % par rapport au quatrième trimestre 2021 alors que la croissance a progressé de 1,5 %. Ainsi, afficher des gains de croissance et réduire ses émissions de carbone n’est donc pas antinomique.
Marie Lassegnore, en charge de l’investissement responsable et gérante Investment grade à La Française Asset Management : Par rapport à l’impact économique du réchauffement climatique, les exemples peuvent être en effet très nombreux. Nous nous attendons à 15 à 30 fois plus de fréquence d’événements climatiques. L’an dernier, l’ouragan IAN a causé pour 100 milliards de dollars de besoin en réparation, ce qui en fait l’un des plus dommageables. Ce montant est équivalent aux engagements annuels de l’industrie financière en faveur du climat. Parmi les urgences figurent aussi la sécurité alimentaire et l’accès à l’eau. Par exemple, l’an dernier, le rendement agricole a baissé de 30 % dans le nord de l’Italie du fait de la sécheresse.
Pouvez-vous détailler les engagements pris par l’industrie financière pour aligner les économies avec l’Accord de Paris ?
Marie Lassegnore : Dans le cadre du Pacte vert, l’Europe s’est engagée à réduire ses émissions de 55 % à l’horizon 2030. Cet objectif a été décliné en différents plans : pour l’industrie, le transport, la finance, etc. En ce qui concerne la finance, il s’agit de mobiliser les capitaux vers les secteurs qui doivent se transformer et les besoins sont immenses. Le Pacte vert a mobilisé 1 000 milliards sur 10 ans, mais le besoin reste considérable. Bruno Lemaire, le ministre de l’Economie et des Finances, a indiqué récemment que les exigences au niveau mondial en matière d’infrastructures pour l’industrie ne pourraient pas être atteintes sans la participation du secteur privé. Nous avons ainsi besoin d’un financement collaboratif entre le public et le privé. Aujourd’hui, l’essentiel du financement de la transition est public. La finance s’est donc mobilisée au travers de différentes coalitions « net zéro » et s’est engagée à apporter 100 milliards d’euros par an. Nous constatons actuellement des dynamiques différentes au sein de ces alliances notamment chez les assureurs. Les gros acteurs internationaux qui ont une activité aux Etats-Unis se sont désengagés de l’alliance sous la pression d’élus républicains et de clients sans pour autant, d’après eux, revenir sur leurs objectifs. Les coalitions existent aussi au sein des sociétés de gestion et les engagements sont toujours forts.
En ce qui concerne La Française, nous avons rejoint une coalition l’an dernier et avons mis en place une méthodologie SBTI (science based target initiative) sans être approuvés encore à ce stade. Nous appliquons nos objectifs « net zéro » à l’ensemble de la gestion sur des classes d’actifs cotés : actions, obligations d’entreprises, qu’il s’agisse de fonds ouverts ou de mandats. Nous utilisons différentes structures. A ce titre, nous proposons une gamme de produits bas carbone dont l’empreinte carbone est inférieure de 50 % par rapport au marché en tout temps. Nous appliquons aussi sur l’ensemble de nos fonds une méthodologie de température. Nous utilisons la méthodologie de la CDP (carbon disclosure project) à laquelle nous ajoutons une approche propriétaire où nous mesurons nous-même l’alignement avec les scénarios de l’Agence internationale de l’énergie. Nous nous engageons sur un objectif de 1,5 °C sur les scopes 1 et 2 et de 1,75 °C sur les scopes 1, 2 et 3 à échéance 2040 avec des objectifs intermédiaires.
Andrea Sekularac
Chargée d’affaires investissements durables au sein de l’équipe ESG et analyse financière de Rothschild & Co Asset Management Europe.
« Les entreprises apportant des solutions pour le climat ne sont pas toutes cotées. S’il est crucial de les financer, il faut également soutenir la transformation de celles déjà en activité de longue date. »
Parcours
Andrea Sekularac débute sa carrière en 2016 chez Rothschild & Co Asset Management Europe dans l’équipe product management, puis rejoint l’équipe de solutions d’investissement. Depuis mars 2020, Andrea est chargée d’affaires investissements durables au sein de l’équipe ESG et analyse financière. Andrea est diplômée d’un master en finance & stratégie de Sciences po Paris. En 2023 Andrea a été nommée parmi les 35 leaders positifs par les Echos Strat.
Chiffres clé
- Effectifs dans l’expertise net zéro : 11 spécialistes.
- Encours sous gestion dans l’expertise : près de 250 millions d’euros.
- Historique de performance d’un fonds phare dans l’expertise : R-co 4Change Net Zero Equity Euro sur trois ans 41 % part C (une surperformance par rapport à son indice de référence de 4 %) à fin mai 2023.
- Philosophie de gestion en quelques mots : Conviction : la société de gestion a lancé en 2019 l’un des premiers fonds de transition avec une stratégie à impact. Transition : la stratégie est alignée avec l’Accord de Paris à travers une trajectoire de baisse de 7 % par an en moyenne de l’intensité carbone du portefeuille. Inclusion : une volonté d’investir dans tous les secteurs en plaçant la notion de trajectoire au centre de la stratégie de gestion.
Laureen Haygarth, responsable du service investissement responsable au sein de la direction des gestions d’actifs de la Caisse des Dépôts : En matière de climat, nous avons pris deux engagements à horizon 2030 sur les portefeuilles : une décarbonation de – 55 %, mais cela se cantonne aux scope 1 et 2 et aux actions cotées et aux obligations d’entreprises. La difficulté à laquelle nous faisons face est celle d’élargir notre objectif sur toutes nos classes d’actifs : l’immobilier, les obligations souveraines, etc. Dans ce dernier domaine, nous mesurons les objectifs, mais nous ne sommes pas certains de la façon dont nous pouvons appliquer notre méthodologie car elle suppose un possible désinvestissement. Par ailleurs, nous avons développé une approche très ferme en termes d’engagement actionnarial. Pour atteindre notre objectif, nous exerçons notre capacité d’influence via nos votes et notre engagement afin de faire évoluer les entreprises, mais dans certains cas nous serons obligés de désinvestir, d’alléger certaines positions ou encore d’investir dans des secteurs porteurs de solution. Une autre difficulté à mentionner dans le cadre de nos engagements avec les entreprises sur le thème du climat est l’absence d’harmonisation. Nous engageons le dialogue avec les entreprises en portefeuille, soit environ 70 à 80 chaque année, et nous devons cerner une grande diversité de scénarios y compris au sein d’un même secteur. Nous devons aller les challenger à ce sujet, ce qui n’est pas toujours évident.
Notre deuxième objectif est que 80 % des entreprises en portefeuille soient certifiées SBTI en 2030, ce qui nous donnera une garantie quant à leur trajectoire. Cet objectif devra peut-être aussi se traduire par des réallocations. Enfin, la gestion d’actifs de la CDC contribue aussi aux engagements de l’Institution pour le financement de la transformation écologique via par exemple des investissements dans les obligations ESG (essentiellement des green bonds) dont l’encours est d’environ 10 milliards d’euros. Nous souhaitons aussi contribuer à faire évoluer les pratiques de Place. La CDC a lancé en 2020 une initiative objectif climat. Elle a consisté en un appel auprès des sociétés de gestion, 45 d’entre elles ont répondu. L’objectif était de demander les méthodologies les plus innovantes et de les comparer. Le montant de l’investissement était de l’ordre de 600 millions. Trois fonds ont été sélectionnés, deux fonds actions et un sur les obligations avec des méthodologies différentes. Nous arrivons au bout des trois ans, nous allons dresser un bilan avec les experts climat du comité scientifique afin de comparer les méthodes et comprendre si les mouvements dans le portefeuille sont liés à la méthodologie ou aux circonstances de marché. Nous devrions poursuivre cette initiative en intégrant les méthodes développées par ces fonds dans nos stratégies.
Marie Lassegnore
En charge de l’investissement responsable et gérante Investment grade à La Française Asset Management
« Il existe une confusion autour du règlement SFDR qui a été perçu comme un label de qualité, plutôt qu’une mise en transparence commune. »
Parcours
Avant d’intégrer La Française Asset Management, Marie Lassegnore a occupé le poste de gérante obligataire monde chez Aberdeen Standard Investments. Elle a également été analyste quantitatif dans l’activité fonds de fonds au Crédit Mutuel Asset Management. Elle possède une licence en mathématique, le CFA et un master de gestion financière de l’EM Lyon. Marie Lassegnore a été finaliste des « Woman in Investments Awards 2018 ».
Chiffres clé
- Effectifs dans l’expertise : 10 gérants/analystes en gestion crédit
- Encours sous gestion dans l’expertise : 7,1 milliards d’euros au 31/03/2023.
- Historique de performance d’un fonds phare dans l’expertise : avec un encours de 205 millions d’euros, le fonds La Française Carbon Impact 2026 affiche un rendement de 5,74 % après couverture de change en euro (données au 19/05/2023).
- Philosophie de gestion en quelques mots : La Française Carbon Impact 2026 est un fonds obligataire à échéance investi dans des obligations datées dont la maturité n’excédera pas le 31/12/2027. Le fonds intègre une dimension « Carbon impact » (sélection des émetteurs sur la base d’une analyse propriétaire de leur stade de transition/transformation énergétique), tout en réduisant son empreinte carbone d’au moins 50 % par rapport à l’univers comparable (1). Le fonds est exposé a minima à 30 % à des obligations investment grade et à 70 % maximum à des obligations high yield sans qu’aucune émission notée moins que « B » ne figure en portefeuille, et sans contrainte géographique ni sectorielle. Le fonds a été lancé en novembre 2019 et est commercialisé jusqu’en décembre 2023.
1. Composé à 30 % de l’indice Bloomberg Barclays Global Aggregate Corporate + 70 % de l’indice ICE BofAML BB-B Global High Yield.
Andrea Sekularac : En fin d’année dernière, 80 % de l’économie mondiale avait souscrit à des engagements « net zéro ». Le monde financier s’est doté de données, d’outils, d’équipes, d’experts des enjeux climatiques, sociaux et de gouvernance. Les engagements se traduisent concrètement par des moyens mis en œuvre. Pour citer quelques leviers, les exclusions sur le charbon thermique ont été mises en place rapidement. Les mécanismes de désinvestissement se généralisent. De même, le dialogue actionnarial s’est développé et s’est structuré. Si les investisseurs agissent via des coalitions dédiées et au travers de leurs décisions de votes, leur influence se matérialise également au travers du financement de solutions, à l’instar des « green bonds » précédemment cités. Les banques d’investissement développent aussi de nouveaux outils de financements. A ce titre, une grande banque française travaille actuellement sur des solutions de financement dédié à l’hydrogène et à des moyens de transport maritime plus écologique. De nombreuses institutions bancaires ont créé des outils de financement pour les PME et les ETI. De notre côté, nous avons pris aussi des engagements « net zéro » sur l’ensemble de nos fonds ouverts en gestion directe. Pour faire le lien avec les projets réglementaires, au niveau européen, de très nombreux textes ont été publiés en un temps record. Les institutions européennes vont donc très vite et soutiennent la structuration de l’industrie financière et ses engagements. De l’autre côté de l’Atlantique, la SEC aussi commence à élaborer des recommandations. Les bases étant posées, les nouvelles démarches se mettront en place plus rapidement.
Guillaume Flament : En matière de réglementation, la directive CSRD (corporate sustainability report) va obliger les entreprises à publier des indicateurs extra-financiers, dont les émissions de carbone, et va normer cette publication. Cela devrait aider l’industrie financière à identifier l’activité des entreprises. D’ailleurs, ce texte devrait aussi adresser d’autres problématiques comme la biodiversité, l’utilisation des matières premières, de l’eau. Il sera très utile.
Quelles avancées seraient encore nécessaires pour tenir les engagements ?
Laureen Haygarth : Il est vrai que l’industrie financière a beaucoup avancé ces dernières années. En ce qui nous concerne, l’article 29 nous a été très utile. Cet article est très orienté vers les objectifs climatiques et traite aussi de la biodiversité. Il nous a permis d’avancer en matière d’engagement actionnarial hors de la France en nous permettant d’exiger pour des raisons de conformité réglementaires un certain nombre d’informations à des entreprises étrangères. Pour les données en général, en matière de carbone, nous disposons maintenant de beaucoup d’éléments, ce qui est difficile, c’est l’absence d’harmonisation. Il faut prendre du temps pour comprendre l’activité des entreprises parfois sur différentes géographies et pour analyser des plans climat qui peuvent évoluer d’une année sur l’autre. Il est parfois difficile de s’y retrouver. L’accès à la donnée reste plus problématique sur la biodiversité, l’accès à l’eau, etc. En matière d’ESG, 60 % des données sont estimées, donc nous, en tant qu’investisseur, nous devons décider à partir de nos analyses si une entreprise est alignée ou pas sur une trajectoire de réchauffement. Il faudrait remplacer les données estimées par des données réelles.
Andrea Sekularac : En tant qu’investisseur, nous avons tous hâte que la directive CSRD entre en application. Cependant, celle-ci ne sera que progressive et s’étalera sur plusieurs années. L’article 29, au-delà de son apport sur l’analyse de la biodiversité, a forcé les gérants d’actifs à être transparents quant à leur méthodologie et aux données utilisées. Prenons un exemple sur le climat, à l’échelle de Rothschild & Co Asset Management Europe, nous publions les émissions absolues, l’empreinte carbone, l’intensité carbone, les températures et nous les comparons aux indices européens (CTB : climate transition benchmark et PAB : Paris aligned benchmark). Nous recourons à deux prestataires externes qui affichent des disparités de résultats, notamment en termes de température, avec plus de 1 °C de différence. L’un d’entre eux recalcule environ 80 % des émissions de scope 3 pour lesquelles ils produisent des estimations. Nous avons vécu pendant une année avec une taxonomie également estimée. Malgré tout, le marché a gagné en maturité en France comme en Europe. La question n’est pas celle de l’accès aux données à proprement parler, mais de leur harmonisation et des analyses qui en découlent. Aujourd’hui, nous arrivons à déployer des exclusions, des outils, nous devons aller aussi plus loin, à savoir stabiliser les méthodologies. Cela nous permettra d’ouvrir le champ à d’autres thématiques, la biodiversité déjà évoquée, mais aussi la notion de transition juste qui figure également dans CSRD. Là encore la question n’est plus celle de la donnée, mais de la stabilisation des méthodologies et de parvenir à un consensus qui soit clair et compréhensible pour l’investisseur final.
La classification des fonds est-elle suffisamment claire pour permettre une mobilisation de l’épargne ?
Marie Lassegnore : La perception du client final surtout en matière de marché « retail » est fondamentale car les produits sont par définition plus limités. Les particuliers n’ont pas accès à la plupart des produits de financement privé. Certains projets ne sont pas à l’échelle des entreprises cotées et ne peuvent être financés dans le cadre des fonds proposés aux particuliers. Il faut en amont de la normalisation des méthodologies définir ce qu’est la finance durable. Il existe une confusion autour du règlement SFDR qui a été perçu comme un label de qualité, plutôt qu’une mise en transparence commune. Les fonds article 9 ont été analysés comme des fonds bas carbone, mais ils ne constituent pas la seule façon de mener la transition vers une économie décarbonée. Les entreprises qui apportent des solutions ne sont aujourd’hui pas cotées pour la plupart d’entre elles. Il faut que tout le monde comprenne que les fonds dits vert foncé investis uniquement sur des solutions de décarbonation ne sont pas accessibles à tous les investisseurs. Ils ne peuvent pas être investis sur toutes les classes d’actifs. Les autres catégories de fonds sont aussi importantes pour mener la transition. Certes, il est utile de lutter contre le « greenwashing », d’ailleurs, les institutions européennes se sont emparées de ce sujet, mais il faut se mobiliser, déployer des financements. Cela passe par des fonds purs, mais aussi par des fonds de transition.
Andrea Sekularac : En fin d’année dernière, 80 % de l’économie mondiale avait souscrit à des engagements « net zéro ». Le monde financier s’est doté de données, d’outils, d’équipes, d’experts des enjeux climatiques, sociaux et de gouvernance. Les engagements se traduisent concrètement par des moyens mis en œuvre. Pour citer quelques leviers, les exclusions sur le charbon thermique ont été mises en place rapidement. Les mécanismes de désinvestissement se généralisent. De même, le dialogue actionnarial s’est développé et s’est structuré. Si les investisseurs agissent via des coalitions dédiées et au travers de leurs décisions de votes, leur influence se matérialise également au travers du financement de solutions, à l’instar des « green bonds » précédemment cités. Les banques d’investissement développent aussi de nouveaux outils de financements. A ce titre, une grande banque française travaille actuellement sur des solutions de financement dédié à l’hydrogène et à des moyens de transport maritime plus écologique. De nombreuses institutions bancaires ont créé des outils de financement pour les PME et les ETI. De notre côté, nous avons pris aussi des engagements « net zéro » sur l’ensemble de nos fonds ouverts en gestion directe. Pour faire le lien avec les projets réglementaires, au niveau européen, de très nombreux textes ont été publiés en un temps record. Les institutions européennes vont donc très vite et soutiennent la structuration de l’industrie financière et ses engagements. De l’autre côté de l’Atlantique, la SEC aussi commence à élaborer des recommandations. Les bases étant posées, les nouvelles démarches se mettront en place plus rapidement.
Guillaume Flament : En matière de réglementation, la directive CSRD (corporate sustainability report) va obliger les entreprises à publier des indicateurs extra-financiers, dont les émissions de carbone, et va normer cette publication. Cela devrait aider l’industrie financière à identifier l’activité des entreprises. D’ailleurs, ce texte devrait aussi adresser d’autres problématiques comme la biodiversité, l’utilisation des matières premières, de l’eau. Il sera très utile.
Quelles avancées seraient encore nécessaires pour tenir les engagements ?
Laureen Haygarth : Il est vrai que l’industrie financière a beaucoup avancé ces dernières années. En ce qui nous concerne, l’article 29 nous a été très utile. Cet article est très orienté vers les objectifs climatiques et traite aussi de la biodiversité. Il nous a permis d’avancer en matière d’engagement actionnarial hors de la France en nous permettant d’exiger pour des raisons de conformité réglementaires un certain nombre d’informations à des entreprises étrangères. Pour les données en général, en matière de carbone, nous disposons maintenant de beaucoup d’éléments, ce qui est difficile, c’est l’absence d’harmonisation. Il faut prendre du temps pour comprendre l’activité des entreprises parfois sur différentes géographies et pour analyser des plans climat qui peuvent évoluer d’une année sur l’autre. Il est parfois difficile de s’y retrouver. L’accès à la donnée reste plus problématique sur la biodiversité, l’accès à l’eau, etc. En matière d’ESG, 60 % des données sont estimées, donc nous, en tant qu’investisseur, nous devons décider à partir de nos analyses si une entreprise est alignée ou pas sur une trajectoire de réchauffement. Il faudrait remplacer les données estimées par des données réelles.
Andrea Sekularac : En tant qu’investisseur, nous avons tous hâte que la directive CSRD entre en application. Cependant, celle-ci ne sera que progressive et s’étalera sur plusieurs années. L’article 29, au-delà de son apport sur l’analyse de la biodiversité, a forcé les gérants d’actifs à être transparents quant à leur méthodologie et aux données utilisées. Prenons un exemple sur le climat, à l’échelle de Rothschild & Co Asset Management Europe, nous publions les émissions absolues, l’empreinte carbone, l’intensité carbone, les températures et nous les comparons aux indices européens (CTB : climate transition benchmark et PAB : Paris aligned benchmark). Nous recourons à deux prestataires externes qui affichent des disparités de résultats, notamment en termes de température, avec plus de 1 °C de différence. L’un d’entre eux recalcule environ 80 % des émissions de scope 3 pour lesquelles ils produisent des estimations. Nous avons vécu pendant une année avec une taxonomie également estimée. Malgré tout, le marché a gagné en maturité en France comme en Europe. La question n’est pas celle de l’accès aux données à proprement parler, mais de leur harmonisation et des analyses qui en découlent. Aujourd’hui, nous arrivons à déployer des exclusions, des outils, nous devons aller aussi plus loin, à savoir stabiliser les méthodologies. Cela nous permettra d’ouvrir le champ à d’autres thématiques, la biodiversité déjà évoquée, mais aussi la notion de transition juste qui figure également dans CSRD. Là encore la question n’est plus celle de la donnée, mais de la stabilisation des méthodologies et de parvenir à un consensus qui soit clair et compréhensible pour l’investisseur final.
La classification des fonds est-elle suffisamment claire pour permettre une mobilisation de l’épargne ?
Marie Lassegnore : La perception du client final surtout en matière de marché « retail » est fondamentale car les produits sont par définition plus limités. Les particuliers n’ont pas accès à la plupart des produits de financement privé. Certains projets ne sont pas à l’échelle des entreprises cotées et ne peuvent être financés dans le cadre des fonds proposés aux particuliers. Il faut en amont de la normalisation des méthodologies définir ce qu’est la finance durable. Il existe une confusion autour du règlement SFDR qui a été perçu comme un label de qualité, plutôt qu’une mise en transparence commune. Les fonds article 9 ont été analysés comme des fonds bas carbone, mais ils ne constituent pas la seule façon de mener la transition vers une économie décarbonée. Les entreprises qui apportent des solutions ne sont aujourd’hui pas cotées pour la plupart d’entre elles. Il faut que tout le monde comprenne que les fonds dits vert foncé investis uniquement sur des solutions de décarbonation ne sont pas accessibles à tous les investisseurs. Ils ne peuvent pas être investis sur toutes les classes d’actifs. Les autres catégories de fonds sont aussi importantes pour mener la transition. Certes, il est utile de lutter contre le « greenwashing », d’ailleurs, les institutions européennes se sont emparées de ce sujet, mais il faut se mobiliser, déployer des financements. Cela passe par des fonds purs, mais aussi par des fonds de transition.
Guillaume Flament
Expert risque climatique & environnemental (C&E) et data scientist chez Square management
« Il faut faire la distinction entre aligner les économies et les portefeuilles. S’il s’agit seulement d’aligner les portefeuilles, les exclusions sont suffisantes. Mais il faut transformer les économies. »
Parcours
Guillaume Flament a toujours été attiré par les mathématiques et la science, ses différentes expériences dans des laboratoires de recherche à Polytechnique Montréal et à l’Inria, lui ont donné un sens de la rigueur. Grâce à sa curiosité, Guillaume a su imaginer et développer des solutions innovantes pour améliorer l’efficacité industrielle. Après avoir été sensibilisé au changement climatique, il cherche aujourd’hui, au sein du cabinet Square Management, à développer des nouvelles mesures pour aider les banques à piloter leurs risques. Il est titulaire d’une licence de mathématique, d’un diplôme d’ingénieur de l’Ensai, d’un master 2 recherche en mathématique fondamentale organisé par l’ENS Rennes, l’Université Rennes 1 et l’Ensai.
Square Management, un cabinet de conseil engagé
Square management est un cabinet de conseil en stratégie et organisation. Engagé dans la lutte contre le réchauffement climatique, le cabinet développe depuis plusieurs années, grâce aux chercheurs du Square Research Center ou en partenariat avec ses clients, une expertise de pointe sur l’ensemble des sujets liés à la durabilité : la gestion des risques environnementaux, la mesure d’empreinte carbone de portefeuilles, l’intégration du risque de biodiversité dans les activités économiques ou encore le design de trajectoires d’alignement.
Andrea Sekularac : Il existe de nombreux types de fonds : bas carbone, indexés sur des indices climat, de transition, etc. Il faut avoir conscience de la complémentarité de ces différentes stratégies qui chacune contribue à l’objectif de la lutte contre le réchauffement climatique. Les entreprises apportant des solutions pour le climat ne sont pas toutes cotées, certaines ne sont encore que des start-up. S’il est crucial de les financer, il faut également soutenir la transformation de celles déjà en activité de longue date. Par ailleurs, les fonds low carbon font face à certaines limites, notamment une concentration sur quelques titres dont les valorisations ont parfois grimpé de façon mécanique, entraînant des ajustements de performance significatifs. Les indices, structurés par les institutions européennes, s’avèrent utiles, mais leur lisibilité par le plus grand nombre reste, selon moi, à démontrer. Enfin, il ne faut pas oublier la notion d’impact. S’attaquer aux externalités négatives, réduire l’empreinte carbone des grandes entreprises et financer des externalités positives comptent parmi les priorités. Les ETF sont très prisés sur leur aspect de réplication financière des indices, mais il n’est pas toujours possible dans ce cadre de mettre en œuvre un engagement actionnarial complet et à long terme. Rappelons un chiffre marquant : parmi les activités alignées à la taxonomie, 40 % d’entre elles concernent le secteur des services aux collectivités, viennent ensuite l’immobilier et l’énergie. Il faut aussi soutenir ces secteurs en transition pour parvenir à l’objectif « net zéro » en 2050.
Guillaume Flament : En matière de finance durable, les particuliers ont souvent accès à des fonds indiciels dont le seul avantage est de ne tirer aucun revenu financier d’industries polluantes. Cette demande doit bien évidemment être adressée par l’industrie, mais du point de vue de l’objectif de décarbonation de l’économie, ces fonds ne permettent pas de faire pression sur les acteurs polluants. Posséder une partie d’une entreprise dont l’activité est déjà faiblement polluante, ne changera pas la stratégie de développement de cette entreprise et ne permettra donc pas de réduire les émissions de gaz à effet de serre. Or, l’objectif est bien d’encourager les entreprises polluantes à engager une transition ambitieuse et pour répondre à ce besoin, il faut développer une offre de fonds indiciels avec un engagement actionnarial fort, une transparence totale et une communication irréprochable pour sensibiliser les clients à cette problématique.
Marie Lassegnore : Toutes les gestions conventionnelles bas carbone cherchent à se détacher des actifs dits « brown », c’est-à-dire qui interviennent dans des secteurs polluants comme l’énergie. Ce désengagement laisse la place aux fonds privés (non cotés) qui financent ces activités, mais ne mènent pas de leur côté de stratégies d’engagement. Le risque est ainsi transféré. Les sociétés de gestion au contraire doivent financer la transformation de ces activités. Ce débat est très prégnant au sein de l’industrie de la gestion d’actifs.
Guillaume Flament : Il faut faire la distinction entre aligner les économies et les portefeuilles. S’il s’agit seulement d’aligner les portefeuilles, les exclusions sont suffisantes. Mais il faut transformer les économies. L’investisseur doit avoir une vision d’ensemble, mettre une forme de pression sur les entreprises, tout en les finançant. Il est aussi important de s’adresser à l’ensemble de la chaîne de valeur.
Andrea Sekularac : Parmi les fonds qui ont de l’attrait pour les investisseurs figurent en effet ceux qui intègrent des exclusions, mais aussi les fonds low carbon jusqu’à présent concentrés sur les scopes 1 et 2. En intégrant le scope 3, et donc la prise en compte de l’ensemble de la chaîne de valeur, des entreprises technologiques ou bien encore des secteurs de la consommation pourraient ne plus être éligibles à ce type de stratégie. En revanche, au sein de nos fonds de transition, tous les secteurs sont éligibles pour peu que les entreprises sélectionnées soient engagées dans un processus crédible de transformation. Le véritable enjeu vis-à-vis du grand public est de pouvoir faire preuve de pédagogie quant au concept même de transition. Celui-ci pouvant de prime abord donner l’illusion d’une contradiction quant aux objectifs recherchés. Face à cela, transparence et clarté sont incontournables. C’est à nous en tant qu’investisseur professionnel de faire preuve de vigilance dans nos communications.
Faut-il harmoniser les méthodologies utilisées ?
Guillaume Flament : Nous connaissons le budget carbone qui nous permet de contenir le réchauffement climatique à 1,5 °C, il est de 500 gigatonnes, tandis que les émissions annuelles sont aujourd’hui de l’ordre de 60 gigatonnes. Toute la question est donc de savoir comment répartir ce budget entre les différents secteurs de l’économie, entre les différents pays. Il existe différentes études sur ce sujet avec différents scénarios. Les entreprises peuvent se référer ainsi à des scénarios différents avec donc des résultats différents. Il y a aussi concernant les entreprises, la prise en compte des scopes : est-il possible d’utiliser tous les scopes 1, 2 et 3, que faire en cas de double comptage ? Les choix méthodologiques peuvent là encore conduire à des évaluations différentes. En aval, lorsque l’on traite ces données, cela peut devenir compliqué. Par rapport au scope 3, il y a parfois aussi des discussions sur qui doit porter l’effort. Prenons le cas d’une entreprise dans le secteur du pétrole, celle-ci peut arguer qu’elle répond à la demande de clients comme une compagnie aérienne qui elle-même répond à une demande de mobilité de ses clients, etc. Chacun se rejette la balle, personne ne veut porter la responsabilité de réduire ses émissions… Il est ainsi important d’avoir une méthodologie unifiée et acceptée par tous.
Andrea Sekularac : Dans les groupes de travail sur les actifs de transition et les plans « net zéro », nous avons souligné le fait qu’il est difficile de mettre en œuvre une évaluation de température des portefeuilles car les budgets carbones ne sont pas clairement affectés et les hypothèses de travail peuvent être très différentes d’un groupe à l’autre.
Marie Lassegnore : Pour rebondir sur la problématique de la normalisation : nous avons lancé nos fonds climat en 2015 et à ce moment-là, il existait encore peu de méthodes de référence. Nous avions donc développé notre propre méthodologie en essayant d’établir une vision prospective. Nous nous sommes appuyés sur les engagements des entreprises, les moyens mis en œuvre pour les atteindre, les investissements réalisés, comment sont-ils déployés ? Comment vont-ils affecter les revenus et les scope 1, 2 et 3 ? Nous avons privilégié les quatre grandes industries les plus polluantes afin de concentrer l’effort d’analyse. Nous ne nous sommes pas cantonnés au scénario choisi par les entreprises, mais leur avons attribué le scénario central de l’Agence internationale de l’énergie que l’on a décliné par secteur et ajusté par zone géographique. Sur cette base, nous allons chercher auprès des entreprises les informations dont nous avons besoin. Cela suppose un lourd travail d’analyse, par conséquent, nous ne pouvons utiliser cette méthodologie sur un trop grand nombre d’entreprises et devons placer une attention particulière aux petites entreprises qui ne communiquent pas sur tous les indicateurs qui nous sont nécessaires. La problématique des scénarios est complexe. Nous avons besoin de références unifiées, mais en même temps, nous devons nous appuyer sur les travaux des entreprises car elles connaissent leur business mieux que nous. Nous ajustons donc nos analyses en fonction des retours des entreprises. Cette problématique est encore plus prégnante en matière de biodiversité. Les entreprises ont conscience de leur dépendance vis-à-vis de la nature, mais ne sont pas en mesure de l’évaluer.
Andrea Sekularac : Actuellement, de nombreux acteurs financiers réfléchissent à la façon d’aller au-delà des méthodes actuelles en s’appuyant sur des mesures physiques sectorielles et non financières afin de crédibiliser les trajectoires. Chez Rothschild & Co Asset Management Europe, nous avons élaboré une méthodologie interne fondée sur l’analyse des données des entreprises et des prestataires externes. Celle-ci intègre un choix discrétionnaire tant sur les indicateurs que sur leur hiérarchie en matière d’impact, auquel nous associons des facteurs financiers. Il est important d’analyser les engagements au regard du business model et de la capacité des entreprises à investir, à mener à bien leurs transformations. Il faut bien confronter les intentions de transition à une réalité financière.
Laureen Haygarth : La CDC dispose d’encours très importants – nous sommes le 4e investisseur institutionnel de France –, il n’est pas évident de mener cet exercice. Nous nous appuyons ainsi sur le dialogue actionnarial pour établir une analyse sur mesure. Nous nous sommes concentrés au départ sur les plus gros émetteurs de notre portefeuille car entre 20 et 30 entreprises représentent 90 % de nos émissions selon les scopes 1 et 2. L’an dernier, nous avons ajouté à ces gros émetteurs de nouveaux secteurs comme le transport terrestre et maritime et tous leurs sous-secteurs à travers les problématiques des émissions de carbone et de la biodiversité. Nous essayons d’élargir progressivement ce type d’analyses très pointues et en détail qui dépasse les engagements classiques réalisés auprès de tous les émetteurs. Il nous semble primordial de le faire afin de pouvoir disposer du scope 3, ce qui nous permettra d’établir qui est responsable des émissions et ensuite de pouvoir nous-même les attribuer.
Laureen Haygarth
Responsable du service investissement responsable au sein de la direction des gestions d’actifs de la Caisse des Dépôts
« En matière d’ESG, 60 % des données sont estimées, donc nous, en tant qu’investisseur, nous devons décider à partir de nos analyses si une entreprise est alignée ou pas sur une trajectoire de réchauffement. »
Parcours
Laureen Haygarth est diplômée de Macquarie University en relations internationales. Elle débute sa carrière en 2007 au sein d’une agence de notation extra-financière, PIRC, à Londres, comme analyste vote et engagement. En 2010, elle rejoint Proxinvest pour s’occuper de la recherche européenne à Paris. Elle intègre le groupe Caisse des Dépôts en 2013, d’abord en tant qu’experte en gouvernance auprès des équipes de gestion de placements financiers, puis en 2017 comme analyste ESG senior. En 2020, elle prend la responsabilité du nouveau service d’analyse investissement responsable au sein de la direction des gestions d’actifs.
Chiffres clé
- Effectifs dans l’expertise : 100 % des gérants de la CDC, soit 60 gérants analystes financiers et extra-financiers + 7 analystes ESG spécialisés par thématiques en soutien des gérants.
- Encours sous gestion dans l’expertise et en % des encours globaux : 275 milliards d’euros d’actifs gérés en valeur de marché avec une ambition 100 % ESG.
- La philosophie d’investissement en quelques mots : investissement de long terme, 100 % responsable, conviction de l’efficacité de l’engagement via le dialogue actionnarial, politique d’exclusion ferme
Guillaume Flament : Au-delà des grands émetteurs, les acteurs financiers doivent aussi maintenant analyser l’impact des sociétés qui ne sont pas dans l’obligation de diffuser des indicateurs sur leurs émissions de carbone et notamment les TPE et les PME. La question de l’accès aux données reste prégnante pour ce type d’entreprise. Un autre sujet qui fait l’actualité en ce moment est de savoir comment se préparer au scénario du pire. Et en particulier, quelles seraient les entreprises les plus impactées ? Là encore, nous butons dans nos travaux sur un accès aux données. Il nous est difficile de situer précisément l’ensemble des actifs productifs et de déterminer l’ensemble des réseaux de distribution alors même que ces données seront les plus déterminantes dans l’analyse du risque physique.
Laureen Haygarth : Nous allons avoir aussi besoin de ces informations en matière de biodiversité. La dynamique en faveur de cette thématique devrait nous permettre d’avoir des informations utiles pour gérer la problématique du climat.
Andrea Sekularac : Les risques physiques et les stress tests sont compliqués à mener car il faut accéder à des données complètes sur les lieux de production. Nous avons du mal à trouver des solutions qui possèdent une granularité suffisante. Par ailleurs, nous travaillons avec Carbon4 Finance sur le sujet de la biodiversité car le réchauffement climatique est l’une des causes de sa dégradation. De plus, celle-ci constitue une solution pour gérer le climat à travers notamment les puits de carbone. Nous avons essayé de la prendre en charge de façon indépendante, mais pour l’heure la profondeur de la thématique ne nous semble pas suffisante pour créer un fonds d’investissement dédié. Nous savons réduire notre impact négatif sur la biodiversité, mais selon nous les sociétés qui concentrent uniquement leurs efforts sur sa préservation sont encore peu nombreuses. Un chapitre s’ouvre donc sur la biodiversité et nous essayons aussi d’élargir la thématique du climat au social.
Marie Lassegnore : Le changement climatique fait partie des pressions sur la biodiversité et sur la ressource. Les ressources naturelles sur terre sont consommées 1,75 fois plus rapidement que la vitesse à laquelle la Terre peut les régénérer. Ce chiffre passera à 2 fois en 2030. Par conséquent, même si les données manquent et si les méthodologies sont encore balbutiantes, l’urgence est telle qu’il faut avancer. En termes de produit, quelques-uns ont été lancés. La dynamique commerciale est porteuse, il faut encourager l’industrie qui doit mettre en place des moyens humains et de la ressource.
Guillaume Flament : La biodiversité est en effet un sujet de préoccupation croissant, mais pour lequel les difficultés d’analyse sont supérieures aux difficultés d’analyse liées au carbone. Pour ce dernier, il est possible d’imaginer la mise en place d’une taxe carbone, d’essayer d’identifier les liens entre les secteurs d’activité et de déterminer comment cette taxe pourrait se diffuser dans les économies. Pour le risque physique, nous pouvons estimer le coût des catastrophes naturelles à partir d’exemples passés. Pour la biodiversité, il est difficile d’intégrer ce risque en termes financiers.