Beveridge + Phillips : le mélange Powell
Jay Powell, le président de la Banque centrale américaine, va devoir abandonner sa boussole unique, à savoir la courbe de Phillips (du nom de l’économiste néo-zélandais, né en 1914 et mort en 1975), pour la combiner avec la courbe de Beveridge (économiste anglais, né en 1879 et mort en 1963). Certes, elle est plus complexe à expliquer, donc il en tait encore le nom. On peut le comprendre : la courbe de Phillips a fait longtemps les beaux jours des grandes banques centrales, sous son petit nom de « courbe inflation-chômage ». Très simple d’usage, elle permettait de combiner au mieux inflation et chômage. Heureux temps, où une hausse des taux d’intérêt calmait les entrepreneurs, faisait ralentir l’investissement, baisser l’embauche, ce qui calmait les salaires, puis l’inflation. Malheureusement, ce dosage keynésien des années cinquante est valable pour les économies industrielles et fermées. Il se dérègle dans la « grande modération » des années 1980 où la croissance monte, le chômage baisse et l’inflation chute. Il se casse maintenant.
D’abord, le dosage inflation-chômage de la courbe de Phillips se dérègle. On l’explique par les effets bénéfiques de l’informatique, qui fait monter la productivité, et ceux de la Chine, qui mondialise ses faibles salaires. Devant ces nouveaux points de la courbe de Phillips, les banques centrales ne peuvent que baisser leurs taux, à un niveau tel que banques et marchés obligataires rivalisent de taux bas, qui soutiennent la Bourse, l’immobilier et l’emploi. Mais trop bien, c’est trop : vient une succession de crises financières qui corrigent ces politiques monétaires laxistes. Ce sont les crises des « subprimes » aux Etats-Unis, puis des « dettes souveraines » en Europe du Sud, qui continuent de dérégler les marchés. On a beau répéter que la monnaie « crée l’inflation avec des délais longs et imprévisibles », cela ne suffit pas. Jusqu’à l’angoisse quand viennent la pandémie puis la guerre en Ukraine.
C’est alors que le dosage simple inflation-chômage de la courbe de Phillips se casse. Ce qui devait arriver arrive. Brutalement, ces liquidités, bloquées par la crise Covid et la guerre d’Ukraine, se déversent et les Etats-Unis sont vite en plein emploi. Que faire quand l’inflation américaine atteint 8,5 % et le taux de chômage 3,7 % : passer les taux d’intérêt de 2,5 % à 3,25 %, 4 %, 10 % ? Voilà qui ferait plonger l’économie dans une profonde récession, monter encore le dollar et répandre des faillites dans les pays émergents. La « formule de Phillips » devient dangereuse, après avoir été fausse pendant des années. Il faut passer à autre chose.
Voici donc la courbe de Beveridge, qui relie cette fois le taux de chômage au taux d’emplois vacants, autrement dit les problèmes d’ajustement ou d’appariement entre les personnes qui cherchent un emploi aux emplois proposés.
Ainsi, aux Etats-Unis, on compte presque autant de chômeurs que d’emplois vacants : en supposant que l’on ne tienne pas compte des compétences, des localisations et des goûts, il n’y aurait donc aucun chômeur américain ! On se doute qu’alors la croissance serait à son maximum, et les discussions salariales tendues. Mais là n’est pas le sujet pour les « beveridgiens » actuels aux Etats-Unis. Ils veulent des augmentations de taux d’intérêt qui ne conduisent bien sûr pas à la récession, mais poussent à une meilleure allocation des emplois, là où les tensions entre offre et demande sont les plus tendues, donc là où les tensions salariales qui conduisent à intégrer l’inflation anticipée dans les négociations sont les plus fortes.
Beveridge à la rescousse de Phillips ! 315 000 emplois nouveaux sont ainsi apparus en août contre 300 000 attendus.Aussitôt les marchés ont pensé que les taux d’intérêt allaient monter de 0,75 %. Mais les hausses de salaires vantées par les médias attirent bien plus de candidats que prévu, ce qui a fait que le taux de chômage… monte de 3,5 % à 3,7 % ! Une hausse des taux de 0,5 % aurait suffi ! Non, il faut une hausse « calmante », mais continue, des taux qui donnent l’idée qu’elle va se poursuivre, sans que l’économie tombe en nette récession, avec de fortes politiques d’information et surtout de formation, qui orientent vers les secteurs en tension.
Combiner Phillips et Beveridge est le nouveau pari de la Fed : les inquiétudes qui s’ajoutent feraient baisser les offres d’emploi américaines et pousseraient d’un autre côté les demandeurs à changer leurs orientations. Good luck.
Jean-Paul Betbèze, économiste, diplômé d’HEC, docteur d’Etat agrégé de sciences économiques. Il a commencé sa carrière dans l’enseignement en tant que professeur d’université, notamment à Paris II-Panthéon Assas à partir de 1987. Entré en 1986 comme directeur d’études au Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Credoc), il rejoint trois ans plus tard le Crédit Lyonnais comme directeur des études économiques et financières, puis en 1995, comme directeur de la stratégie. En 2003, il est promu conseiller du président et du directeur général de Crédit Agricole, puis directeur des études économiques et chef économiste. Il a crée sa propre structure de conseil en 2013. Membre du Cercle des économistes.
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