Comment les entreprises repoussent le problème d’endettement sur les ménages et les Etats

Publié le 21 mars 2014 à 12h10    Mis à jour le 21 mars 2014 à 18h19

Patrick Artus

Dans beaucoup de pays, il y a eu déformation du partage des revenus en faveur des entreprises, au détriment des salariés. On observe en effet une croissance de la productivité du travail plus forte que celle du salaire réel, c’est-à-dire une déformation du partage des revenus en faveur des entreprises (des profits) aux Etats-Unis depuis 2001 ; au Royaume-Uni de 2002 à 2007, à nouveau depuis 2010 ; en Espagne depuis 2009 ; en Allemagne jusqu’en 2010 ; dans l’ensemble de la zone euro sauf en 2008-2009 ; au Japon depuis 1999 ; pour l’ensemble du Monde depuis 2004, à l’exception de 2009.

Les pays où l’évolution inverse a lieu, comme la France et l’Italie, sont très rares. La déformation du partage des revenus les plus forts en faveur des entreprises s’observent aux Etats-Unis (depuis le début des années 2000, la productivité a augmenté de 12 % de plus que le salaire réel) et au Japon (où cet écart est de 10 %).

Les entreprises, dans la majorité des pays, ont donc la capacité de déformer le partage des revenus en leur faveur, avec la baisse du pouvoir de négociation des salariés. On sait par ailleurs que, avant la crise, l’endettement des entreprises avait beaucoup augmenté aux Etats-Unis, en Espagne, au Royaume-Uni, dans la zone euro, mondialement ; il est très élevé au Japon à la fin des années 1990 et en Allemagne au début des années 2000. S’il n’y avait pas eu de déformation du partage des revenus en faveur des profits, la solvabilité des entreprises aurait été mise en danger par le niveau élevé de leur endettement.

La hausse de la part des profits dans le PIB est donc la stratégie utilisée par les entreprises pour compenser le risque d’insolvabilité qu’entraînerait le niveau élevé de leur endettement. Cette stratégie est efficace, comme le montre l’évolution des primes de risque payées par les entreprises sur leurs dettes, sur les actions : on retrouve en 2014 les niveaux moyens historiques pour ces primes alors que le taux d’endettement des entreprises a beaucoup augmenté : de 65 % du PIB en 1998 à 132 % du PIB en 2014 en Espagne ; de 57 % à 90 % au Royaume-Uni ; de 42 % à 55 % aux Etats-Unis ; de 46 % à 65 % pour l’ensemble de la zone euro.

Les entreprises, dans de nombreux pays, parviennent donc à compenser les risques liés à leur niveau élevé d’endettement par la déformation du partage des revenus en leur faveur. Mais cette stratégie des entreprises reporte le risque vers les autres agents économiques. La déformation du partage des revenus en faveur des entreprises conduit à la faiblesse des salaires réels dans tous les pays et aux périodes où elle apparaît.

De ce fait, il y a, soit maintien de taux d’endettement des ménages très élevés avec la faiblesse de leurs revenus, donc dégradation de la solvabilité des ménages – ceci s’observe aux Etats-Unis, en Espagne, dans la zone euro (le taux de défaut des ménages reste supérieur à 6 % par an aux Etats-Unis, s’approche de 6 % par an en Espagne, est passé de 0,4 % en 2007 à 1,3 % en 2014 pour l’ensemble de la zone euro) ; soit compression de la demande des ménages pour améliorer leur solvabilité malgré la faiblesse des salaires en Allemagne jusqu’en 2010, en Espagne depuis 2010, dans la zone euro depuis 2008.

La déformation du partage des revenus en faveur des profits conduit donc à la faiblesse de la croissance, avec la faiblesse des salaires des ménages, ce qui dégrade les finances publiques et accroît les taux d’endettement public qui ont considérablement augmenté depuis 2007 (pour l’ensemble du Monde, de 62 % au PIB en 2007 à 88 % du PIB en 2014).

Aux Etats-Unis, au Royaume-Uni, en Espagne (depuis 2010), en Allemagne (jusqu’en 2010), dans l’ensemble de la zone euro, au Japon, dans l’ensemble du Monde, les entreprises ont réussi à déformer le partage des revenus en leur faveur. La faiblesse induite des salaires réels a dégradé la situation des ménages (soit leur solvabilité, soit leur dépense). La faiblesse induite de la croissance, avec la présence de profits non investis, a dégradé la situation des Etats, d’où la poursuite de la hausse de leur taux d’endettement.

Il y a donc eu report du risque de crédit des entreprises vers les ménages et finalement les Etats. Il est frappant de voir depuis 2009 dans beaucoup de pays (Royaume-Uni, Espagne, zone euro, Japon), l’apparition parallèle de la baisse du taux d’endettement des entreprises et de la hausse rapide du taux d’endettement public. Les Etats, et aussi les ménages assurent donc les entreprises contre le risque de crédit en acceptant la forte déformation du partage des revenus.

Patrick Artus Membre du Cercle des Economistes

Patrick Artus est Chef économiste de Natixis depuis mai 2013. Polytechnicien, diplômé de l’Ensae, et de l’IEP Paris, Patrick Artus intègre l’Insee en 1975, où il participe notamment à des travaux de prévision et de modélisation, avant de rejoindre, cinq ans plus tard, le département d’économie de l’OCDE. En 1982, il devient directeur des études à l’Ensae puis il est nommé, trois ans plus tard, conseiller scientifique au sein de la direction générale des études de la Banque de France. En 1988, il intègre la Caisse des dépôts et consignations, où il exerce successivement en tant que chef du service des études économiques et financières puis responsable de la gestion actif-passif. En 1993, il est nommé directeur des études économiques, responsable de la recherche de marché chez CDC-Ixis. Devenu en 1998 directeur de la recherche et des études de Natixis, il est promu chef économiste en mai 2013. Depuis septembre 2024, il est conseiller économique d'Ossiam. Il est également membre du Cercle des Economistes.

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