Fed, BCE : l’inflation contre la guerre ?
C’est la question dans les banques centrales et sur les marchés surtout. Les banques centrales doivent-elles accepter plus d’inflation, donc repousser des hausses de taux d’intérêt, pour réduire le risque de ralentissement, a fortiori de récession, notamment en France, par ces temps de guerre ? Difficile question car l’inflation est normalement l’ennemie de la BCE par temps de paix, l’inflation et le chômage les deux ennemis de la Fed, de menace égale, par temps de paix aussi. Or, la BCE connaît 5,8 % d’inflation, comme en 1992, bien avant l’euro, et la Fed 7,9 %, le maximum depuis 40 ans. Nous voilà loin de 2 % ! Pire, avec les taux courts qu’elles maintiennent à 0 % pour la BCE et à 0,25 % pour la Fed, leurs hausses pourraient faire plus de mal que de bien.
Pourquoi donc ces retards des deux grandes banques centrales ? Pourquoi sont-elles entrées dans cette course de lenteur pour ne pas obéir à leur mandat, avant même l’invasion russe en Ukraine ? Ce n’est que maintenant que la Fed commence, directement, sa remontée des taux. Pour sa part, la BCE agit indirectement, en achetant un peu moins chaque mois de titres, avant, dit-elle, de remonter les siens en fonction de ce qui se passera, des « data » pour citer Christine Lagarde.
Avant la guerre d’Ukraine, la lenteur pouvait s’expliquer par le fait que les deux banques centrales voulaient s’assurer de la durabilité et de la dangerosité de la hausse des prix, en vérifiant si elle ne faisait pas déraper les anticipations d’inflation, entrant dans les esprits au point de susciter des boucles prix-salaires. Des esprits chagrins faisaient remarquer que, testant ainsi leur crédibilité anti-inflationniste, les banques centrales allégeaient en réalité (sans le dire) les dettes réelles, notamment publiques, et soutenaient les actions, par le biais de taux réels négatifs. Pour corriger ce retard, ceci conduisait, aux Etats-Unis, de grandes banques à annoncer, en janvier, entre 6 et 7 hausses de taux, pour finir l’année à près de 2,5 % ! L’euthanasie des rentiers devait se réduire.
La guerre d’Ukraine change cette donne, avec la montée des tensions mondiales. Si elle continue, même sans mener à une invasion totale de l’Ukraine, les inquiétudes vont croître de tous côtés. Même si les ménages et les entreprises se disent, aux Etats-Unis, que l’Ukraine est lointaine et surtout petite, 150 milliards de dollars de PIB contre 22 000 milliards chez eux, et 1 500 en Russie, les inquiétudes peuvent croître. C’est bien plus encore le cas ici, en Europe.
C’est ce qui explique les contorsions récentes de la BCE. Face à l’inflation, qui ne cesse de la surprendre, Christine Lagarde annonce le 10 mars un léger resserrement de ses achats d’actifs (asset purchase programme, APP), pour les trois mois à venir. Ils s’élèveront ainsi à 40 milliards d’euros en avril, 30 milliards en mai et 20 milliards en juin, 10 milliards de moins chaque mois. Ceci n’est pas énorme : c’est un signal, qui a pu surprendre.
Un signal, car Christine Lagarde n’a rien dit de la suite des opérations : « après » la fin des achats, les taux monteraient. Mais cet « après » pourrait signifier la semaine qui suit cette fin, ou « des mois après », toujours selon elle. Tout cela ressemble beaucoup à un message en sens inverse du précédent, dû à la situation économique, pour ne pas dire géopolitique et surtout militaire. Les marchés financiers ont donc entendu ce double message : la BCE ne peut plus tolérer la hausse actuelle des taux d’inflation et va agir, mais elle ne se liera pas les bras dans une situation aussi incertaine.
Au total, l’inflation américaine est essentiellement interne, liée à la reprise de l’emploi et des salaires, puis aux hausses de l’essence et du gaz, sachant que ce pays exporte ces ressources énergétiques. Elle doit donc être combattue par la hausse des taux aux Etats-Unis. C’est ce que fera la Fed, mais plus lentement que prévu pour ne pas handicaper l’activité par temps de guerre, et ne pas non plus trop faire monter le dollar par rapport à l’euro (mais sans le dire). Ralentir l’inflation donc, contre la surchauffe.
De son côté, l’inflation européenne est surtout importée, suite à la Covid-19 puis aux tensions salariales qu’elle a fait naître, puis aux hausses que la guerre amène sur le gaz, le pétrole, les produits agricoles et alimentaires, les métaux et matières premières, tous importés. Ralentir l’inflation donc, contre la stagflation.
Jean-Paul Betbèze, économiste, diplômé d’HEC, docteur d’Etat agrégé de sciences économiques. Il a commencé sa carrière dans l’enseignement en tant que professeur d’université, notamment à Paris II-Panthéon Assas à partir de 1987. Entré en 1986 comme directeur d’études au Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Credoc), il rejoint trois ans plus tard le Crédit Lyonnais comme directeur des études économiques et financières, puis en 1995, comme directeur de la stratégie. En 2003, il est promu conseiller du président et du directeur général de Crédit Agricole, puis directeur des études économiques et chef économiste. Il a crée sa propre structure de conseil en 2013. Membre du Cercle des économistes.
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