Les six étapes de la politique industrialo-bancaire de Mario Draghi

Publié le 13 juin 2014 à 12h07    Mis à jour le 20 juin 2014 à 15h50

Jean-Paul Betbèze

Mario Draghi a marqué un grand coup ce 5 juin en baissant les taux d’intérêt, en instaurant des taux de réserve négatifs sur les réserves bancaires (au-delà des montants nécessaires), plus de nombreuses autres mesures. Quelle est la logique de ce déluge, après des mois d’interventions, de conférences et de promesses sans action ? La situation est-elle plus grave ou est-ce le moment d’agir ? Les deux !

Bien sûr, Mario Draghi veut soutenir la croissance et lutter contre la déflation en zone euro. «Il est payé pour» va-t-on dire ! Veut-il impressionner les marchés financiers par tout cet arsenal, eux qui cherchent toujours un «bazooka» pour sortir rapidement des problèmes ? Ce serait enfantin et non adapté.

En fait, Mario Draghi répare le financement de l’économie de la zone euro en renforçant le grand canal bancaire et en élargissant le gabarit du canal annexe, celui de la désintermédiation. C’est d’une politique industrielle qu’il s’agit, à ceci près qu’elle concerne la banque et la finance ! Cette politique est indispensable au vu de la sévérité de la crise et se déroule en six étapes.

Etape 1 : la zone euro ne va pas exploser. Le mot-clé est le fameux «the euro is irreversible». Il supprime le risque de change sur la devise et débloque la situation (nous sommes aux débuts de la crise grecque).

Etape 2 : le Sud va tenir. Là, nous sommes en juillet 2011, et le mot-clé est «whatever it takes». Il fait baisser les taux longs au Sud, sauf Espagne et Italie, plus leurs banques (plus la zone euro !).

Etape 3 : les banques européennes vont résister à la crise. C’est toute la logique de l’union bancaire qui est en cours. La politique monétaire de Mario Draghi part d’un constat : le financement de la zone euro est bancaire à 70 %. Il lui faut donc s’assurer (et assurer) que les banques sont solides. Il leur faut les fonds propres et la liquidité demandés par Bâle – c’est en cours. Il leur faut un régulateur puissant, unique et indépendant – c’est fait. Il leur faut passer des tests de résistance à des chocs – c’est en cours (asset quality review). Il y aura donc moins de banques au Sud et de nouveaux actionnaires – c’est également en cours. Il faut aussi aux banques des règles pour «disparaître» (si nécessaire bien sûr), et un fonds commun pour garantir les dépôts – c’est fait.

Etape 4 : pour réduire le risque de déflation, la trappe à liquidité doit être fermée. Cette politique monétaire de la BCE, indispensable et réussie, a en effet ce revers. Si les taux d’intérêt sont durablement bas, la croissance faible et surtout très peu inflationniste, la trappe à liquidité ne peut que s’ouvrir. C’est ce qui se passe. Pour la fermer, il faut d’abord baisser la rémunération de l’épargne – en allant vers des taux négatifs sur les réserves bancaires qui dépassent les montants requis. C’est la grande décision du 5 juin. Elle va pousser les banques à chercher des placements courts, autrement dit à acheter des bons et des papiers commerciaux de faible maturité.

Etape 5 : le canal du crédit doit être rouvert. Avec cet ensemble de mesures, les taux courts vont baisser encore, tandis que les taux de refinancement vont être diminués et le financement normal des banques garanti (full allotment). Les banques pourront/devront donc faire sans problème plus de crédit moins cher. Peu à peu, avec la reprise, des anticipations plus inflationnistes devraient se renforcer, ce qui vide d’autant la trappe à liquidité.

Etape 6 : un canal de financement annexe au canal bancaire doit être renforcé. C’est la question de la désintermédiation. Mario Draghi a ainsi indiqué que la BCE allait acheter directement des ABS (asset backed securities) et demandé une régulation plus favorable. Ce n’est pas la première fois, mais il n’a jamais été aussi précis, sachant que tout se met ainsi en ordre pour marchéiser davantage le financement de la zone euro.

Tout ceci est donc de la politique industrielle appliquée : liquidité à accroître, puis à ne pas faire stagner dans la trappe, puis à envoyer moins cher par le canal majeur (crédit des banques), puis vers le canal mineur (désintermédiation) – qu’il faut élargir.

Et si tout ceci ne marche pas : «quantitative easing» à l’américaine, autrement dit une baisse supplémentaire et directe des taux longs cette fois ! Mais cette logique américaine entrerait alors dans la «politique industrielle» de Mario Draghi ! Bien joué !

Jean-Paul Betbèze Professeur émérite à l’université Panthéon Assas

Jean-Paul Betbèze, économiste, diplômé d’HEC, docteur d’Etat agrégé de sciences économiques. Il a commencé sa carrière dans l’enseignement en tant que professeur d’université, notamment à Paris II-Panthéon Assas à partir de 1987. Entré en 1986 comme directeur d’études au Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Credoc), il rejoint trois ans plus tard le Crédit Lyonnais comme directeur des études économiques et financières, puis en 1995, comme directeur de la stratégie. En 2003, il est promu conseiller du président et du directeur général de Crédit Agricole, puis directeur des études économiques et chef économiste. Il a crée sa propre structure de conseil en 2013. Membre du Cercle des économistes.

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