L’Europe, bouc émissaire idéal

Publié le 17 juin 2016 à 15h48    Mis à jour le 17 juin 2016 à 18h27

Hans-Helmut Kotz

Selon nos manuels, et pour beaucoup d’économistes, une économie ouverte, guidée par l’offre et la demande, constitue le meilleur moyen de gérer la rareté. Bien sûr, il existe des défaillances de marchés, qui justifient l’intervention publique. Mais, en général, la compétition, la flexibilité, l’esprit entrepreneurial sont autant de facteurs considérés comme bénéfiques.

Ce point de vue est toutefois de plus en plus perçu avec scepticisme par les citoyens. Dans la Cité, l’insécurité qui apparaît avec le dynamisme joue en faveur de ceux qui promettent davantage de protection. Ce qui veut souvent dire plus de protectionnisme et moins d’échanges internationaux, jugés destructeurs.

Aux Etats-Unis, par exemple, le long déclin du secteur industriel – autrefois source d’emplois bien payés – est étroitement lié au développement de la Chine, porté par le bas coût de sa main-d’œuvre. En parallèle, l’emploi aux Etats-Unis n’a connu qu’une croissance médiocre et a surtout augmenté dans les services, et pour des postes peu qualifiés. Le marché du travail est en outre devenu beaucoup plus polarisé, les effets du «China Syndrome» se concentrant dans certains secteurs et certaines zones géographiques.

Un vaste programme de recherche a été conduit sur le sujet par David Autor (MIT, Cambridge), et ses résultats illustrent les phénomènes qui perturbent actuellement les États-Unis – une inégalité des revenus croissante, une fragilité accrue de certaines couches de la société (la fameuse «middle class») qui se combine avec une mobilité sociale en déclin depuis plus d’une génération. La conséquence est le désir pour un monde plus ordonné, moins illisible, bref, plus simple. Les réponses proposées par le candidat républicain Donald Trump sont ultra-simplistes. Mais le social-démocrate Bernie Sanders a de son côté gagné le cœur des jeunes, face à l’endettement énorme des étudiants et l’insécurité qui l’accompagne. Le grand large n’est plus attractif. Le rétrécissement l’est, en revanche.

C’est aussi, évidemment, le cas en Europe. Les partis populistes sont en train de gagner du terrain, jouant surtout sur un réflexe de base : la crainte de l’autre, le concurrent pour l’emploi, le revenu, le logement. Le débat autour du Brexit est surtout un conflit sur le manque de contrôle de l’immigration, dans ce cas précis, des autres Européens. Bruxelles réclame, en tant que garant des traités, la libre circulation des travailleurs. Mais beaucoup d’Anglais n’en veulent plus. En Italie, l’assainissement du secteur bancaire est compliqué par les règles bruxelloises prohibant, pour que la concurrence ne soit pas faussée, l’aide d’État. En France, les directives bruxelloises concernant la gestion du Budget public sont perçues comme intrusives, illégitimes. Et l’Allemagne supporte mal quand Bruxelles critique, dans le cadre de la «procédure concernant les déséquilibres macroéconomiques», le surplus structurel de sa balance courante.

Les remèdes proposés sont perçus comme imposés par l’extérieur. Or, en réalité, Bruxelles, c’est avant tout le Conseil, composé des chefs des Etats membres, beaucoup plus que la Commission ou le Parlement. Le problème, c’est que ces Etats n’assument pas leur responsabilité. Ce jeu de bouc émissaire n’est pas seulement opaque. Il rend l’Europe illégitime.

Plusieurs questions se posent donc actuellement. La France, l’Allemagne, l’Angleterre… sont-elles mieux à même de répondre aux défis qui se posent ? Quel peut être le rôle de l’Europe ? Le repli sur soi est-il la solution ?

Rappelons-nous, à ce titre, que l’Allemagne a été confrontée, en 2004, à un problème majeur sur le marché du travail. Elle a alors décidé d’introduire les fameuses lois Hartz IV, la version allemande – plus rigoureuse – de la loi El Khomri. Pendant deux ans, il y a eu tous les lundis des manifestations, ainsi que des grèves (moins violentes qu’en France). Une décennie plus tard, le sentiment quasi général est que cette loi a produit, tout compte fait, des effets bénéfiques sur l’emploi. Parallèlement aux lois Hartz, entreprises et syndicats se sont accordés pour augmenter la flexibilité, un élément qui a été décisif pour le redressement de l’économie allemande. Inventée par les pays du Nord, en réaction aux défis auxquels ils étaient confrontés, la «flexisecurité» montre ainsi l’importance de la gestion salariale, en particulier dans la zone euro, où la politique monétaire est supranationale.

Beaucoup de progrès restent à faire, dans ce domaine comme en matière d’éducation, d’infrastructures, d’innovation… Ils sont néanmoins indispensables car, à défaut, les perdants du système voteront pour des solutions simplistes et potentiellement dangereuses. Et si Bruxelles a un rôle à jouer, c’est surtout l’attitude de Paris, Berlin et des autres qui importera.

Hans-Helmut Kotz Center for European Studies ,  Harvard University

Hans-Helmut Kotz est Center for European Studies à Harvard University

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