Merkel ou les bombes, les migrants ont choisi
La question qui déchire actuellement l’Europe concerne l’immigration en provenance du Proche-Orient et du Maghreb. Elle est devenue une pomme de discorde qui divise plus encore que la crise de l’euro et la politique d’austérité. En août 2015, au vu d’une situation humanitaire insupportable à la gare de Budapest, la chancelière allemande a offert d’accueillir des réfugiés (de guerre) en provenance de Syrie, d’Irak, etc. Au-delà d’un geste humanitaire, sa décision illustrait aussi le fait que les règles européennes sur l’asile (définies par l’accord de Dublin) étaient devenues, selon elle, impraticables. A brève échéance, «Dublin» risquait de créer une situation intenable en Grèce, ou même en Italie. La chancelière prônait une solution européenne, avec une répartition des réfugiés selon les capacités économiques de chaque pays. Elle s’inspirait en cela du modèle fédéral allemand, en vertu duquel les réfugiés sont répartis entre les Länder en fonction du poids économique de ces derniers. La région de Hesse, qui inclut Frankfurt, a pris en charge par exemple quelque 70 000 migrants l’année dernière, soit beaucoup plus que Berlin… et autant que ce que la France a promis de faire en 2016.
Cette proposition a toutefois été rejetée par ses partenaires. Les solutions nationales – chacun pour soi – sont devenues le mot d’ordre. Très vite, le Premier ministre hongrois a affirmé que les flux migratoires étaient la faute de Mme Merkel et de son hospitalité. D’autres y ont vu une stratégie ingénieuse pour compenser la baisse de la démographie en Allemagne. A l’époque, cette position était très minoritaire. Cinq mois après, elle est devenue politiquement correcte, même si elle ignore que les coûts d’intégration sont énormes (chaque réfugié coûte 12 000 euros par an) et qu’il faut en général cinq à sept ans pour intégrer des émigrés dans le monde du travail. Le Premier ministre français, M. Valls, refusait pour sa part il y a deux semaines, en marge d’un congrès à Munich, d’accepter d’accueillir davantage de réfugiés. La semaine dernière, la ministre de l’Intérieur autrichienne espérait déclencher une «réaction en chaîne rationnelle» quand elle a annoncé la fermeture des frontières avec l’Italie, entre les deux Tyrol, tandis que neuf pays situés sur la route des Balkans se réunissaient pour décider de mesures destinées à limiter l’afflux de migrants.
Le problème, c’est que ces flux migratoires ne sont pas prêts de se tarir. Pour les économistes, la migration est comparable à une décision d’investissement : les bénéfices nets doivent dépasser les coûts (monétaires et non monétaires) pour qu’un individu prenne le risque d’émigrer. Les études empiriques se fondent sur la différence des revenus, le taux de chômage dans les pays de destination et d’origine, les restrictions en matière de libertés individuelles et les minima sociaux. Ces modèles ont été utilisés, par exemple, pour comprendre les flux migratoires venant des nouveaux pays membres de l’Europe de l’Est. On estimait alors que, sur une génération (vingt-cinq ans), entre 3 et 5 % de la population des nouveaux pays membres émigreraient. Généralement, la différence entre les revenus est un facteur beaucoup moins important que la situation et les perspectives dans le pays d’origine. Une étude rigoureuse (Bertoli et al., 2013) a montré que 70 % de l’accroissement de la migration en direction de l’Allemagne depuis le début de la crise (en 2007) était la conséquence des perspectives dégradées dans les autres pays destinataires. En Europe, où les différences en matière de revenus par tête entre pays riches et pauvres sont de 2,5 à 1, avec une tendance à diminuer, le potentiel de migration est plutôt réduit. On préfère, pour une multitude de raisons, et pas seulement économiques, rester chez soi, si possible. Ce n’est pas le cas pour les Balkans, le Proche-Orient ou le pourtour méditerranéen. Non seulement les différences en termes de revenus avec les pays européens sont énormes, mais, surtout, les conflits religieux et ethniques qui y font rage détruisent toute perspective d’avenir.
Les gens bougent quand il n’y a plus rien à perdre. L’hospitalité professée par la chancelière a probablement influé sur le choix de destination des réfugiés – ces derniers se dirigeant aussi vers des pays qui leur semblent présenter le plus d’opportunités. Mais ce sont surtout les bombes en Syrie et en Irak qui nourrissent inéluctablement les flux des réfugiés.
Dans ces conditions, à défaut de faire cesser les bombes, la seule solution est de faire jouer la solidarité européenne, en répartissant les réfugiés en fonction des capacités économiques des pays européens. Cette idée semble malheureusement toujours difficile à faire accepter. Il faudra alors en assumer les conséquences, à savoir un risque d’éclatement de l’Europe.
Hans-Helmut Kotz est Center for European Studies à Harvard University
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