«Monnaie hélicoptère» contre conservatisme

Publié le 1 avril 2016 à 17h14

Jean-Paul Betbèze

Jeter des sacs de billets par hélicoptère, pour que les consommateurs les dépensent directement : Mario Draghi l’a dit le 10 mars ! Il va étudier cette théorie, dite de la «monnaie hélicoptère». Il n’en est plus à une provocation près, diront certains. Il ne lui reste plus que cela, diront les autres ! Alors, la Banque centrale européenne, la respectable BCE, n’achèterait plus des actifs de qualité contre sa monnaie, en escomptant les factures pour financer les banques qui financent les entreprises, comme d’habitude, ou même des bons du Trésor, comme maintenant (le fameux «quantitative easing»). Elle distribuerait la monnaie qu’elle imprime, au gré du vent. Bien sûr, ce ne sera pas si simple. Surtout, l’idée n’est ni neuve, ni comprise partout pareil.

Pour Keynes, payer, par de la monnaie créée par la Banque d’Angleterre, un chômeur à faire des trous dans sa pelouse pour ensuite les boucher, les refaire, puis les reboucher… lui donne, sinon un vrai emploi, du moins un «emploi monétaire». Notre jardinier va dépenser et la machine économique repartir, l’inflation suivra. Pour Kaldor, l’économiste radical anglais proche de Keynes, la vraie question est de savoir où ces billets de la Banque centrale vont atterrir. Si c’est dans un quartier riche, ils seront épargnés et rien ne changera, sinon en pire. S’ils arrivent dans une banlieue pauvre, ce sera la fête de la consommation, avec l’emploi qui ira avec. On ne peut séparer la politique monétaire de la répartition des richesses. La monnaie n’est pas neutre : elle fait repartir la machine. «Pas du tout», dit Friedman, le libéral américain opposé à Keynes et à Kaldor. Si l’hélicoptère jette cette monnaie, chacun en aura plus que ce qu’il veut, il la dépensera, les prix monteront et, à terme, rien ne changera. La monnaie est neutre. C’est l’activité réelle qui importe, celle qui crée de vrais emplois avec des entreprises profitables. Alors : pas neutre, pas neutre et inégale, ou neutre, cette monnaie ?

Evidemment, l’hélicoptère de Mario Draghi ne va pas survoler Francfort, au risque de créer des émeutes. Il va falloir qu’il pousse à consommer, en poussant à investir. Déjà, en achetant 80 milliards d’euros par mois, le quasi-hélicoptère du quantitative easing achète par mois 15 milliards d’euros de dette publique française, 500 millions par jour, plus 5 milliards d’obligations privées de grande qualité. Pour aller au-delà, si l’activité ne repart pas, et l’inflation avec, il faudrait imaginer des baisses d’impôts, le déficit nouveau étant financé par la BCE. Mais c’est aller contre la lettre et l’esprit des traités ! Il faudrait une crise très longue et violente pour en arriver là. Alors pourquoi parler de cet hélicoptère ?

Première raison, c’est pour dire que la Banque centrale européenne n’a pas de limites pour agir dans le cadre de son mandat : l’inflation proche et au-dessous de 2 % à moyen terme. Pendant ce temps, la Banque centrale américaine ne pourra que freiner la hausse de ses taux, donc celle du dollar. L’euro-dollar est, au mieux, stable. Un coup d’avance.

Deuxième raison, c’est pour pousser à des politiques budgétaires plus coordonnées au sein de la zone euro. Déjà, le plan Juncker et ses 300 milliards d’euros sur trois ans, dont le quart est déjà engagé (ce qu’on ignore), soutient les économies nationales, pas encore assez les projets transeuropéens. Ce serait donc un budget européen plus important, pour soutenir des innovations, que cet hélicoptère pourrait financer ? Trois coups d’avance.

Troisième raison, c’est pour bousculer les doctrines, notamment celle de la Banque centrale. Elle est fondamentalement gardienne de la valeur de la monnaie. «L’inflation autour de 2 %» est un pacte certes monétaire, financier, économique, mais surtout social. Si la croissance n’est pas là, si le chômage monte, l’insuffisance de demande fera encore baisser les prix. La crédibilité de la Banque va chuter. La déflation est notre risque social majeur de perte de repères. Pour le contrer, la Banque centrale achète aujourd’hui, avec ses billets, des actifs en contrepartie : bons du Trésor, obligations privées, en attendant des actions ou des terres ! Et si ceci ne suffit pas, elle en viendrait à financer, sans contrepartie «classique», des dépenses publiques nouvelles. Alors, l’hélicoptère financerait des «bons européens», en attendant le retour à une meilleure fortune, où ils seraient détruits ! La Buba enrage ! Dix coups d’avance, ce Mario !

Jean-Paul Betbèze Professeur émérite à l’université Panthéon Assas

Jean-Paul Betbèze, économiste, diplômé d’HEC, docteur d’Etat agrégé de sciences économiques. Il a commencé sa carrière dans l’enseignement en tant que professeur d’université, notamment à Paris II-Panthéon Assas à partir de 1987. Entré en 1986 comme directeur d’études au Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Credoc), il rejoint trois ans plus tard le Crédit Lyonnais comme directeur des études économiques et financières, puis en 1995, comme directeur de la stratégie. En 2003, il est promu conseiller du président et du directeur général de Crédit Agricole, puis directeur des études économiques et chef économiste. Il a crée sa propre structure de conseil en 2013. Membre du Cercle des économistes.

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